Médiologie, un art de l’interprétation
La médiologie 1 selon Debray consiste en l’étude des rapports entre le contenu d’un message et ses voies de transit (le médium). Médium et message, ces deux mots ont été d’abord popularisés par Marshall Mc Luhan (1911-1980), sociologue et théoricien de communication Canadien. Il est le premier à avoir explicitement focalisé sa recherche sur une relation que l’on avait négligé de mettre en évidence et d’interroger avant lui.
Mc Luhan est célèbre pour sa formule « Medium is the message ». Pour la traduire correctement, il faut rendre la forme insistante exprimée par l’italique anglais qui signifie en fait « le vrai message n’est pas ce que nous appelons d’ordinaire « le message » (le contenu transmis), c’est celui imposé par les conditions techniques de la communication, le médium. Le vrai message est moins l’explicite, que celui que son vecteur implique et dans lequel il implique ses usagers. Pour en prendre tout de suite un exemple réduit au plus simpliste, une symphonie de Mozart en public, et la même sur disque, ont à la faveur d’un « message » apparent -Mozart- des messages de médiums totalement distincts. Tandis que le message paraît le même, et sous ce masque, le message du premier médium est celui d’une expérience vivante, éphémère, et qui tient toute à la coprésence des exécutants et du public. Le message du médium disque est une expérience du « répétable » indéfiniment et même du figé, qui suppose -implique- une autre sorte de temps, d’écoutes et de public(s).
L’aphorisme de Mc Luhan, on le voit, renverse la vision routinière du rapport du fond et de la forme. Pour elle, le contenu du message, son fond de sens, est indépendant de son mode de transmission, – le médium -, et semble rester invariant quel que soit son mode de transit. Celui-ci importe peu et n’influence pas « l’essentiel » : Mozart, c’est toujours Mozart. Pour Mc Luhan, au contraire, l’expérience concrète et technique imposée à leur insu par un médium à tous les usagers d’une même époque, transforme le sens initial et final de tous les enjeux collectifs. Ses analyses de la relation entre l’imprimerie et le protestantisme sont bien connues : la lecture et la transmission du message de la bible étaient réservées aux clercs de l’Eglise. Aucun fidèle ne pouvait avoir un accès direct aux manuscrits, et « l’écriture sainte » était, de sermons en messes, une Parole reçue. Au début du 16ème siècle, la technologie de l’imprimerie rend la Bible accessible à tous, et donnant à chacun la possibilité de lire « la parole » jusque là reçue audio-oralement, et de l’interpréter peronnellement et librement, comme texte étudiable, suscite très vite la revendication de toute une théologie nouvelle, « réformée » : Il revient à Mc Luhan d’avoir montré que l’exigence de réforme en question est le miroir secret de la différence de médiations. Le Catholicisme est le médium du message « parole transmise de vive voix » (les sermons en chaire d’une hiérarchie officielle de transmetteurs) ; le Protestantisme est le médium du message « livre imprimé », (chaun sa bible, et de là, chacun « en direct » avec le texte, sans besoin du médiateur de Rome et de toute la hiérarchie spirituelle qu’est son clergé).
On retiendra encore chez Mc Luhan, l’étude du rôle de la radio dans la montée des dictatures du début du 20ème siècle, de la télévision dans la guerre froide dont la chute du mur de Berlin allait, des années plus tard, révéler la pertinence, et parmi tant d’autres, l’étude de l’influence de la machine à écrire sur les contenus et les innovations de la poésie moderne. Après lui, mais dans l’esprit de son travail, on peut remarquer l’exemple plus récent des « cyber-révolutions » qui démarrent désormais avec (et à cause de) ce couple formé par l’iphone et le réseau mondialisé.
Chez Debray, la médiologie désigne l’étude des supports de transmission des messages, qui, tout au long de l’histoire, en transformant le rapport des hommes au pouvoir, au savoir et à leurs croyances, ont transformé subrepticement les sociétés humaines. C’est la relation traditionnelle de la technique et de la culture que sa démarche nous invite à revisiter en cessant d’y voir une opposition irréductible, pour commencer au contraire, à les « penser l’un par l’autre, l’un avec l’autre ». C’est une façon radicalement nouvelle d’envisager les mutations collectives de l’esprit et du goût, en faisant l’inventaire de ce qu’elles doivent à leurs supports techniques. A titre d’exemple, on peut voir à présent un rapport étroit entre média mécaniques (le texte imprimé), et usage intellectuel de la définition (un mot noir sur blanc de contour précis, forme toute la culture du sens strict, du respect de la loi à la lettre etc.), tandis que les média électriques (images et musiques transmises), induisent, eux, une recrudescence des pratiques culturelles orales (tribalité, préséance de l’éphémère sur le pérenne donc de l’actuel sur l’historique, de la rumeur sur la vérité établie, de l’affectif sur le rationnel etc.).
De même, le passage de l’analogique au numérique pose un problème majeur à ceux que préoccupe la transmission du sens : la promesse de la technique est celle d’un monde du « tout numérique » bien-sûr, mais aussi d’une nouvelle façon de réfléchir : les problèmes posés par les collectivités ne seront plus les mêmes et ne seront pas pensés de la même façon que ceux de l’ère précédente. Quand une médiation domine, elle tend à devenir hégémonique, et le devient de fait : « Regardez ce que vous voulez, quand vous voulez et où vous voulez », nous dit-on. Conseil ou mot d’ordre ? La sentence n’est pas sans rappeler les slogans des hégémonies idéologiques et économiques qui ont chanté pendant tout le vingtième siècle les promesses d’un avenir meilleur. C’est le diktat de la nouvelle médiation dominante auquel il sera de plus en plus difficile d’opposer une conscience libre, tant c’est la sphère même de son intimité, où elle dispose d’elle-même, qu’elle se verra interdire. Un diktat, c’est un impératif dont personne ne débat, il ne crée pas des désirs dont on peut discuter, il impose des besoins qui ne veulent souffrir aucune contrainte à leurs satisfactions. Le téléphone portable n’est plus un objet de désir, le branchement permanent de tous à tous les réseaux possibles ne le sera bientôt plus : leur éclosion et leur expansion n’ont jamais été, ne sont pas, ne seront un objet de débat que lorsqu’ils seront devenus indispensables. En général, ce dont on débat dans une société, s’est déjà imposé dans les faits ou dans les esprits et sans discussion : le nucléaire, la déforestation, les OGM, le réchauffement climatique, le Web, la PMA…
Médiations: exemple d’une mutation
Une succession de plans visuels (5) sur fonds sonores contrastés, synopsis d’un film à écouter: 1905, le compositeur hongrois Bela Bartok part à dos de mulet recueillir la musique des paysans et des montagnards des régions les plus retirées de son pays. Passées les dernières rues des villes et des villages, le silence du monde est d’une profondeur dont nous ne pouvons pas avoir l’idée, aujourd’hui. Les bruits et les sons se superposent des plus proches aux plus lointains, des plus subtils aux plus grossiers sans que rien ne trouble leurs trajectoires. Ce qui peut le mieux nous en rendre compte, c’est la subtilité de l’orchestration de l’époque, Debussy, Richard Strauss, bientôt Ravel et Bartok lui-même. Subtilité de l’organisation des plans sonores s’enlevant sur fond de silence non pas naturel mais «composé» lui aussi… Arrivé à bon port, le musicien note avec une extrême précision les musiques qu’il entend, berceuses, danses, chants des moissons etc. Les lettres qu’il écrit témoignent de son émerveillement devant tant de finesse et d’inventivité. Il vient de trouver les traces musicales d’une tradition qui, avant son arrivée, s’était transmise oralement de générations en générations, et dont les tournures modales, mélodiques et rythmiques étaient encore vierges de tout contact avec la musique savante des villes et de toute influence extérieure.
Pourtant en la fixant sur du papier, Bartok rend un hommage qui va être fatal à la musique qu’il se propose de servir qui doit son identité à son mode de transmission orale autant qu’à ses origines, et dont le caractère est lié autant aux rites saisonniers et domestiques qu’elle accompagne qu’à son mode de mémorisation. La relation entre son contenu -le message- et la manière dont il passe de consciences en consciences, de générations en générations -le médium- n’a été étudiée «en soi», par les sciences dites humaines, que beaucoup plus tard, et d’une manière générale, par Mc Luhan (« Medium is the message ») et Régis Debray principalement. Et de fait, très vite, fixé sur partition -changeant de médium-, son message allait se figer en un monument funéraire auquel on donnerait bientôt le nom de «musique folklorique» consacrant le passage à une nouvelle époque de contenus culturels notés, répertoriés, enregistrés et enfin « duplicables » à volonté.
La première guerre mondiale allait elle aussi porter un coup fatal à tout ce qui, d’une manière générale, en Europe centrale et orientale, était resté en marge du courant culturel dominant des villes: les soldats revinrent au pays transformés autant par l’horreur vécue collectivement et individuellement, que par le brassage culturel que leur réunion avait forcément entraîné. Brassage culturel, cela veut dire échanges mais aussi banalisation et nivellement. En 1918, les chants et les danses que Bartok avait entendus seulement 13 ans auparavant n’avaient plus le même statut dans les consciences de leurs acteurs. De fonctions cultuelles et rituelles ils allaient petit à petit devenir, leur exacte inverse, des «objets» culturels. Que dire des effets de l’apparition des nouvelles techniques de reproduction de la musique et des modèles culturels et comportementaux qu’allaient introduire bientôt le cinéma jusque dans les campagnes les plus reculées ! Ils durent s’imposer moins rapidement mais tout aussi décisivement qu’aujourd’hui le Web à l’envoi de lettres manuscrites par la poste!
Un objet culturel : la musique folklorique
Nous sommes en 1938, la scène se passe à New-York où Bela Bartok vient d’émigrer, fuyant les dictatures qui se succèdent en Hongrie. Il vit avec sa femme, la pianiste Dita Pasztory dans un modeste appartement de la ville . Quelques associations de musiciens tentent de lui venir en aide, des amis aussi, au premier rang desquels Yehudi Menuhin qui lui commandera la sonate pour violon seul (1942). Les organisateurs d’un festival de musique «folklorique», justement, invitent le compositeur à venir écouter des musiciens originaires des régions qu’il avait visitées autrefois. Bartok, dit-on, n’est resté que dix minutes à les écouter. Il quitta la salle «sans explications» disent les chroniques. A nous d’estimer quel sentiment l’y poussa: indignation, colère, honte?
La musique qu’il écrit après ses premiers voyages est l’une des plus originales et des plus influentes du 20ème siècle. Elle doit beaucoup à toutes les musiques qu’il vient d’enlever à leur mode de transmission orale, en les notant, et qu’il a nourries, en retour, de toutes les capacités relationnelles de sa «mémoire vive» de musicien occidental. Prophétisme de Bartok, enraciné dans une tradition ancestrale. Mais aussi, inscription innocente du compositeur dans un mouvement qui dépasse infiniment ses meilleures intentions. Il semble bien que le monde évolue par mutations médiologiques successives dont nous sommes tous bien plus les instruments aveugles que les acteurs éclairés. Aujourd’hui les nouvelles médiations que sont internet et les réseaux sociaux transforment tout ce qui avant leur apparition et leurs usages était indexé sur des critères relativement mais tendanciellement « objectifs » : les faits, la vérité..
Des photos sonores au film musical
Cette aventure est très significative de ce que nous faisons lorsque nous nous mettons en quête de traces de notre mémoire culturelle : nous les fixons alors qu’elles sont fluides et mobiles, nous les répertorions même si elles sont encore vivantes sans nous apercevoir qu’en changeant leur mode de transmission, leur médium, nous les transformons. Toute réflexion sur la mémoire culturelle est une réflexion sur le passage d’un mode de transmission à un autre, d’un médium ancien dont on constate l’usage au médium nouveau qui est celui de notre constat. Les créateurs l’ont mieux saisi que les théoriciens. Chaplin fut l’un d’entre eux. Il en fait une éblouissante démonstration dans « Le cirque » (1928) où il met en scène ce qu’il se passe quand une médiation culturelle en supplante une autre. Il nous fait assister au débordement d’un cirque par le film qui nous le montre, et la démonstration est implacable. « Débordé » par le film, le cirque l’est à double titre : à la fois symboliquement, dans la mesure où il n’est plus le lieu de fixation symbolique des spectateurs qui rient de ce qui ne lui appartient pas (Chaplin, homme de piste « hors-jeu ») et spatialement, les limites de la piste étant dépassées, matériellement, par les traversées acrobatiques du héros involontaire. L’effet comique vient de ce qui est mis en scène non plus par le cirque mais pour et par le cinéma. Et les spectateurs venus au cirque finissent par applaudir ce qui se passe sur le plateau d’un film, à leur insu. En somme, si nous voulons bien l’entendre, le film réussit à nous dire, à nous les témoins de sa prise de pouvoir que, désormais, dans le monde de la technique et de l’industrie, ce qui assumera la fonction qui était celle du cirque dans le monde de l’artisanat, ce sera le cinéma.
Le chemin de Bartok suivait celui d’un des médiums dominant de son époque, la photographie, avec laquelle il rivalisa de précision pour fixer la musique qu’il entendait, sur du papier. Il épousa ensuite les contours que lui traçait le nouveau médium dominant que devenait le cinéma et partit enregistrer les paysans dont il avait d’abord fixé la musique, pour en faire, en quelque sorte, le film sonore. Son chemin, comme le nôtre aujourd’hui était celui de son époque, ou mieux, son époque elle-même. C’est celui qu’empruntèrent, nécessairement, tous les intellectuels occidentaux qui s’aventuraient, en même temps que lui, au-delà de leurs frontières culturelles. Ce qui est très singulier et exemplaire dans la démarche de Bartok est ce qu’il fit de ce chemin, son cheminement autrement dit : une œuvre musicale d’une puissante originalité. Outre l’injonction que nous adresse avec lui tout créateur, de ne pas hésiter à transformer consciemment ce que de toute façon, nous modifions inconsciemment, faire feu de tout bois dit-on….il faut ici s’interroger sur ce qu’est une œuvre musicale pour mieux comprendre en quoi la démarche de Bartok peut nous aider à intensifier notre écoute du monde, de notre temps et de nous-mêmes.
(5) DVD Gyökerek/Roots, a documentary film by Istvan Gaal. Hungaroton.
1 What is Mediology? By Regis Debray, translated by Martin Irvine, Georgetown university, 1999.