Monteverdi, Bach, Ravel
Les articles et les textes que l’on peut lire dans ce livre parlent tous essentiellement de la conscience créatrice qui est au cœur de la musique et de son évolution. Nous suivrons trois étapes essentielles de cette évolution. Une première étape d’institution du langage tonal que franchit Claudio Monteverdi en réussissant à lier la stucture syntaxique de son langage musical au sens narratif et à la portée symbolique de ses opéras. En une deuxième étape, nous interrogerons ce mouvement réflexif de la conscience musicale qui est devenu le moteur de la musique à partir de J.S. Bach. Ce sera l’axe central de notre cheminement que nous interrogerons en écoutant le prélude de sa très justement célèbre première suite pour violoncelle seul. En une troisième étape, nous analyserons Le Boléro de Maurice Ravel à propos duquel nous nous poserons la même question que le compositeur lui-même : Est-ce bien de la musique ? … au sens où on l’entendait jusqu’en 1928 dans cette Europe encore héritière de Claudio Monteverdi et J.S. Bach.
L’Orfeo fondateur
L’œuvre a été commanditée par le duc de Mantoue à la cour duquel se sont succédés les plus grands philosophes, les plus grands peintres et les plus grands poètes du 16ème siècle Italien. Elle est composée par Monteverdi en 1607 en collaboration avec Alessandro Striggio, l’auteur du livret inspiré par la philosophie néoplatonicienne de Marsile Ficin (1433-1499) selon laquelle « il existait une correspondance, et une communication assurée par la musique, entre le « microcosme humain » et le « macrocosme céleste ».
L’Orfeo est une juxtaposition de différents types de madrigaux – chants, intermèdes instrumentaux, composés avec la volonté constante et nouvelle en ce début de 17ème siècle, de rendre le texte intelligible et donc de soumettre l’agencement des voix à la perception claire de la ligne mélodique principale qui véhicule le texte.
Jusqu’à Gesualdo et Monteverdi, l’écriture musicale était régie par les règles du contrepoint qui consiste en un ensemble de lignes vocales ou instrumentales qui se superposent et se croisent, reliées les unes aux autres, en effet, note à note ou point contre point. Jusqu’aux étonnants madrigaux de Gesualdo (1566-1613) dont le premier livre date de 1594, le développement de l’écriture musicale avait fini par privilégier les seules relations entre les voix au détriment de l’intelligibilité du texte qu’elles portaient, religieux ou profane.
La représentation sur scène d’une action et d’une intrigue complexe a été rendue possible par l’évolution de l’écriture musicale, dont les madrigaux avaient été en quelque sorte le laboratoire. Simultanément, la nécessité de rendre clair et intelligible le développement d’un récit soumettait le langage musical à de nouvelles contraintes qui allaient lui ouvrir les voies d’une formidable évolution. Il est important de noter ici, que comme dans toute l’histoire de la musique (et peut-être de la culture, d’une manière générale), c’est l’intégration de nouvelles contraintes qui oblige à découvrir ce qu’un excès de formalisme a d’abord occulté : transformer un obstacle en appui, tel est le défi de toute véritable création. Avec l’Orfeo, nous assistons donc :
- A la naissance d’une nouvelle forme de chant d’où sortiront plus tard à la fois, le récitatif (la narration déclamée) et le bel canto(l’Air). Le récitatif servira à l’avancement dramatique et narratif de l’oeuvre, et l’Air pendant lequel l’action reste en repos laissera toute sa place à l’expression des désirs, à la réflexion ou au retour sur soi tout en laissant le lyrisme se développer.
- A une conception nouvelle, aussi, des relations entre la ligne de chant (les paroles) et son accompagnement. C’est ce qui allait conférer une importance prédominante aux enchaînements des accords qui accompagnent la ligne mélodique principale et donner naissance aux conduites harmoniques des siècles à venir.
« C’est de ces deux préoccupations musicales spécifiques, dont l’une élargit les possibilités du chant et dont l’autre découvre une nouvelle dimension de la polyphonie, que naîtra l’opéra. ». La naissance de la conduite harmonique marque l’avènement d’une nouvelle ère de l’histoire de la musique. « Conduite harmonique », cela veut dire conduite de la conscience musicale qui n’est plus seulement déterminée par la nature « modale » de ses objets (notes, échelles, mouvements cadentiels), et le chemin qu’ils lui imposent, mais qui au contraire, détermine en cheminant les relations entre ces mêmes objets. A partir de Monteverdi, ce n’est plus le chemin modal qui donne son caractère à la musique, mais c’est le cheminement de la conscience musicale qui oriente les modes vers une fin qui n’est autre que son accomplissement à elle, la conscience musicale en mouvement. Le chemin modal devient un parcours tonalisé par la conscience musicale en acte ; le chemin modal se fait cheminement tonal.
On se demande souvent si la musique de Monteverdi est le début de la musique tonale dont les règles ne seront fixées que plus tard, ou s’il ne s’agit que du dernier épisode de l’évolution de la musique modale. La notion de conduite harmonique répond au problème : Monteverdi c’est le passage du monde modal, – unidirectionnel -, au monde tonal – à la fois pluridirectionnel et unifiant -. Monteverdi est situé au passage d’un langage à l’autre Ce qu’il a découvert et mis en pratique dans son œuvre contient en germe tous les développements à venir de la musique.
Ulysse ou le retour d’Orphée sur terre
Il Ritorno d’Ulisse in Patria, Drama in musica, est composé par Monteverdi en 164O, soit une trentaine d’années après Orfeo. C’est un « drame » et non plus une « fable » comme l’Orfeo. Avec le drame d’Ulysse, l’opéra va changer simultanément de contenu et de fonction dans le champ social, d’intention et de « maison » : messages et médias évoluent ensemble.
Orphée est un demi-dieu. La « Favola » met en scène son aventure pour la présenter à l’imagination de ses auditeurs, et la musique rend sensibles les affects qu’elle véhicule. Tel est le contrat implicite qui lie le récit « fabuleux » aux effets magiques de la musique dans l’Orfeo. Trente ans plus tard, Monteverdi ne s’adresse plus aux aristocrates lettrés de Mantoue en mettant en musique une fable illustrative et édifiante, dans l’enceinte même du palais du Duc de Mantoue. Il parle à des bourgeois de la république de Venise qui ont payé leur place pour entrer. Et il leur parle d’eux-mêmes : Ulysse est un homme, il a voyagé et désire retrouver sa patrie. Malgré ses ruses pour tromper Neptune, le dieu des mers, il devra à sa seule soumission à la volonté des dieux de pouvoir parvenir à ses fins. Rien ne peut se faire, en ce début de 17ème siècle sans le consentement des Dieux, ce que les chrétiens appelaient, le concours de la Providence (divine).
Le drame en musique
Le drame inspiré de l’Odyssée d’Homère que Monteverdi met en musique sur un poème de Giacomo Badoaro, est l’ensemble des actions qu’Ulysse doit accomplir pour parvenir à ses fins. Il s’agit d’un parcours initiatique symbolique, transformé par Homère en un récit de voyage. Il est composé de trois actes, deux actes de « méditation » encadrant un acte de revirement dramatique. Prenons le temps d’en lire quelques lignes.
L’opéra commence par un prologue qui met en présence des entités abstraites : la fragilité humaine est mise à l’épreuve par le temps, la fortune et l’amour.
Le drame d’une conscience individuelle
Le destin des hommes se joue au ciel. L’harmonie entre eux dépend de l’harmonie entre les dieux. Le retour d’Ulysse en sa Patrie n’en est pas moins le drame d’une conscience individuelle tendue vers son objectif. Drame dont la maîtrise de son arc par Ulysse est l’allégorie. Unie au texte, la musique en souligne les accents et en renforce l’expression, c’est ce qu’elle faisait déjà dans l’Orfeo; ici, son rôle n’est pas seulement d’accompagner les paroles et de les faire entendre mais de rendre intelligible l’intention dramatique qui les motive. Elle est au service de la dramaturgie. Apparemment du moins, car il se lie entre musique et texte une relation dialectique que nous allons nous efforcer d’expliciter :
L’espace-temps de la musique est orienté. Orienté et polarisé : tout comme le moment des voyages d’Ulysse où nous nous trouvons dont l’orientation – le retour au point de départ – et la polarisation – activité d’Ulysse, passivité de Pénélope – sont révélées par le récit.
Ex. la première scène, Pénélope : les modes et ses intervalles spécifiques sont les outils qui rendent sensible le positionnement de la conscience de Pénélope. Passivité d’abord de celle qui attend ; introspection, puis « prospection » de celle qui interroge et tente de comprendre. Puis activité de celle que convoitent beaucoup de prétendants et qui attire à elle, aussi et surtout, Ulysse qui revient.
Une mélodie orientée par l’intention harmonique qu’elle sous-entend et qui la sous-tend. Ce la ne peut (ne pouvait…) se faire qu’en polarisant les modes sur une note : en tonalisant l’espace-temps musical. Nous assistons, ici, non pas à la naissance de la tonalité qui n’apparaîtra qu’un peu plus tard dans le 17ème siècle mais à sa conception où elle est tout entière contenue en germe.
Activité d’Ulysse qui voyage et va jusqu’à tromper les dieux pour parvenir à ses fins. Mais aussi passivité de celui qu’attire Pénélope. Passivité signifiée par l’ignorance où il se trouve de l’endroit où il vient d’échouer- c’est Minerve qui fait muter sa passivité en activité par deux initiatives : lui ordonner de se déguiser en vieillard ; confier ses ors et ses parures aux Naïades, nymphes des Dieux afin qu’elles les cachent et les gardent, Ulysse a alors tout perdu de son apparence et de ses attributs – . C’est dans la relation de l’actif-passif qu’est Ulysse et de la passive-active, Pénélope, que s’écrivent les pages musicales qui vont faire faire un saut décisif à la musique occidentale.
C’est en se chargeant des tensions propres à ce double mouvement des consciences qui relie l’actif-passif, Ulysse, à la passive-active, Pénélope, que la musique occidentale inaugure cette nouvelle ère de son histoire. C’est en tissant son cours de l’interaction de ces deux positions-mouvements des consciences d’Ulysse et de Pénélope, que la musique de Monteverdi relie les modes en un seul champ d’interaction qui va bientôt s’appeler « tonalité ».
La structure dramaturgique de la narration est aussi la structure constitutive du langage musical : les deux fonctions constitutives de ce langage – les fonctions de Tonique et de Dominante – sont d’abord des fonctions dramaturgiques dont Ulysse et Pénélope, Orphée et Eurydice, Néron et Poppée, sont en quelque sorte les archétypes narratifs, chacun en son ordre, légendaire, mythologique, et historique. L’opéra est né.
La tonique, c’est le sujet de l’action musicale, ce qui investit le cours de la musique d’un projet, ce qui l’informe d’une direction et d’un sens – Ulysse est l’Archer par excellence – ; la dominante c’est la réception de ce projet, le champ de son incarnation – Pénélope -. Télémaque, la flèche. Dans Homère, la narration est articulée par cette interaction des fonctions dramaturgiques saisies dans sa genèse. C’est pourquoi il est fondateur.
A partir d’Il Ritorno, le musicien assigne une autre fonction à la relation de la musique et du texte, et, par conséquent, à l’opéra lui-même. La musique ne devra plus seulement exercer un charme, comme dans l’Orfeo, mais manifester les intentions qui lient entre elles les consciences des hommes en les reliant à celles des dieux. Il s’agit, sur terre, des consciences des hommes impliquées dans les drames représentés sur scène et, simultanément, des consciences, ou plutôt, de la conscience commune du compositeur, des interprètes et des spectateurs. Car c’est bien elle qui est visée par cette musique : non plus les consciences respectives de chacun qui différencient les ego et les séparent, mais La Conscience comme visée intentionnelle commune à tous les hommes et incarnée dans des personnes. C’est la conscience que Descartes était en train de découvrir, de son côté, par les moyens spéculatifs de la philosophie.
Le sol de la conscience tonale
Si le musicien assigne ainsi une autre fonction à sa musique, c’est qu’un ensemble de facteurs convergents l’y engagent. Ce sera toujours le cas dans l’histoire tout court, et dans l’histoire de la musique en particulier. Ces facteurs sont à la fois individuels et collectifs ; ils sont d’ordre esthétique, philosophique et politique. De la renaissance à l’âge classique, la conscience européenne passe avec Descartes et Monteverdi d’un monde modal à un monde tonal, d’un monde centré sur les modalités de la conscience à un monde centré par le pouvoir de constitution de la conscience intentionnelle, tonalisant le monde des objets en le transfigurant en un monde de sujets.
La musique est ainsi contrainte à lier son cours, non seulement à l’expression des affects mais aux combats et aux enjeux de toute vie humaine, son drame. Et cette contrainte va petit à petit la transformer : elle devra unifier le champ de son expression et centrer toute l’étendue expressive de ses « modes » sur une note privilégiée, un ton, qui deviendra la pierre angulaire de tout son déploiement. C’est exactement ce que raconte le récit : l’éveil de la conscience (musicale) et sa mise en tension dramaturgique.
Eveil de la conscience comme intentionnalité / Eveil de la conscience musicale comme conscience tonalisante.
Eveil de la conscience amoureuse du couple : Ulysse et Pénélope forment à eux deux la quaternité matricielle de toute l’histoire de l’opéra et de la musique occidentale.
Tension dramaturgique : cela veut dire tension entre deux ou plusieurs positions incarnées non seulement par des personnages de l’action mais par les personnes du drame.
La relation entre ces tensions et les intervalles musicaux qui les expriment va petit à petit entraîner l’inscription de ces intervalles dans un champ de perception unifié. C’est la naissance de la tonalité.
L’opéra annonce, en effet, la tonalité de la musique occidentale dans la mesure même où elle l’accomplit dans sa totalité. Et pas seulement parce qu’elle en préfigurerait les contours. C’est le paradoxe de toute prophétie que de contenir en germe la totalité du fruit qu’elle promet. Son paradoxe et sa limite : elle ne peut pas être entendue par ses contemporains pour ce qu’elle est ou en tous cas pour ce qu’elle ouvre comme nouveaux horizons. « Nul n’est prophète en son pays »… et pour ses contemporains !
On peut le comprendre à condition de comprendre ce qu’est la tonalité elle-même, à condition de saisir ce qui fait la spécificité de son projet. Qu’ajoute-t-elle à la musique qui l’a précédée, la musique dite « modale » ? La conscience du mouvement de totalisation qui préside à sa mise en œuvre, la conditionne et la motive. Cette totalisation s’exprime par le rebouclement de la fin d’une phrase, d’une séquence et d’une œuvre entière sur son commencement : c’est le retour au début qui est ressaisie de l’ensemble du parcours tel qu’il est essentiellement dirigé vers son point de départ. Et cette ressaisie coïncide historiquement avec le thème central de l’odyssée, le retour d’Ulysse en sa patrie, chez lui, le point de départ de son épopée : Le récit et son expression musicale, le verbe et son médium, en complète syn-tonisation. C’est cette syntonisation qui va servir de sol à tout l’édifice de la musique occidentale en général, et à l’opéra en particulier.
Au centre de toute l’histoire: J.S. Bach
Allons ensemble au concert écouter le célèbre prélude de la première suite pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach. Il est joué dans notre salle de prédilection, par notre interprète d’élection.
Dès les premières notes, et c’est bien ce qui importe « avant tout », l’auditeur est comblé non seulement par ce qu’il entend, mais par tout ce qui s’annonce et s’actualise de plus en plus intensément de notes en notes. Et ce qui se passe alors est aussi prodigieux que partagé par tous. Ce n’est rien d’extraordinaire, autrement dit, c’est le miracle ordinaire au plus profond de chacun. Cela, cette expérience intime de l’auditeur, se joue au-dessous de son seuil de vigilance mentale, en une strate où la conscience se rejoint en un chant profond qu’elle reconnaît et auquel elle s’identifie. L’auditeur peut s’assurer de l’authenticité de ce qu’il vit sur les visages de ses voisins qui ressemblent au sien, immobilisés eux aussi par une attente toujours comblée. Un suspens sûr de ses appuis : cela relève autant de paradoxes que de certitudes très simples qui laissent chaque auditeur très sûr de son fait. Car au fil des notes, et par la grâce de l’interprète, rien ne s’altère de ce qui les a d’abord saisis : ce qui doit venir est toujours déjà là et ce qui vient d’être joué est ravivé par ce qui va l’être. Formidable surgissement de la conscience musicale dans un monde où son apparition efface les repères habituels, en surplomb de toute relation linéaire : elle est en train de modeler le monde des sons à son image en se plaçant au centre des mouvements qu’elle engendre et dont elle a la vision instantanée. Triomphe du cœur, paix de l’âme et ravissement de l’esprit sont alors vécus ensemble et simultanément. Il ne se passe rien de moins pour qui sait entendre. Et tous peuvent entendre même si beaucoup parmi les esthètes et les musicologues ont souvent regardé ailleurs et commenté « à côté ».
Ce pouvoir central de la conscience musicale a toujours été au cœur de la musique depuis la nuit des temps et partout ; mais c’est au cours du 17ème siècle , et surtout à partir de Bach, que les musiciens ont pu le saisir dans toutes ses dimensions, syntaxique, formelle et éthique. Après eux, tous les compositeurs du grand répertoire de la musique occidentale ont dû aussi s’incorporer ce pouvoir et en informer leurs œuvres. On peut en dire autant des grands interprètes, hommes et femmes, qui sont devenus les co-créateurs des œuvres qui sans eux seraient restées lettres mortes. Tout cela n’a pu avoir lieu que parce qu’un même langage s’est petit à petit imposé à tous, pas par conventions ou selon les parcours obligés d’un « système » ou d’une mode, mais de nécessité intérieure. Ce langage dont la portée et le principe sont universels, je l’appelle, au sens large de ce mot, Tonalité.
« Tonal », cela veut dire centré. « Tonalité », cela désigne le mouvement d’auto-intensification de la conscience qui s’empare du monde des sons et le modèle à son image.La conscience tonale que je ne cesse d’interroger dans mes écrits, transcende l’espace et le temps où vit notre conscience naturelle. Et elle le fait d’emblée dans ce prélude où elle s’éprouve elle-même comme présence, visée sans autre objet que son propre saisissement. Elle devra le faire dans toute organisation du monde sonore qui voudra, après Bach, mériter le nom de musique. Et cela Ravel le savait parfaitement.
Le Boléro, un paradoxe dansant
La mélodie, ce sont les notes qui se succèdent, le rythme, le rapport de durées entre ces notes et l’harmonie c’est le sens qui informe la succession des notes en donnant à leur procession une orientation et une fin. C’est la tripartition de la musique, de ce sens musical qui est devenu sens tonal à partir de Monteverdi.
La dilution du sens musical au vingtième siècle a été précipitée par deux facteurs : la désintégration de la syntaxe tonale et la dissolution de la dramaturgie thématique. C’est la seconde école Viennoise qui a entraîné le premier, et un grand nombre de musiciens, d’événements ou de styles musicaux qui ont provoqué le deuxième. Le Boléro de Ravel est un exemple prestigieux de ces événements. C’est le morceau de musique dite « classique » le plus joué à travers le monde depuis sa création à Paris en 1928. Et pourtant est-ce bien encore de la musique ? La question peut étonner tant le morceau semble rendre superflue toute question sur sa nature : c’est de la musique, évidemment. Personne n’en doute. Doutons-en, au contraire, comme en a douté Ravel lui-même. Avant d’examiner le morceau, interrogeons son contexte:
Depuis Monteverdi, et notamment la dramaturgie thématique et tonale du « Retour d’Ulysse dans sa patrie » (1643), la musique est une interaction fonctionnelle des deux pôles de Tonique et de Dominante et une exposition de deux thèmes principaux l’un à la suite de l’autre et dont l’interpénétration à la fois mélodique, harmonique et rythmique, va informer tout le développement de l’œuvre. Exemple le plus retentissant et peut-être le plus édifiant pour les lecteurs : le premier mouvement de la 5ème symphonie de Beethoven, plus d’un siècle et demi plus tard. Le premier thème « masculin », les célèbres quatre coups du destin centrés sur Do, ouvre la voie à un second thème dit « féminin » , centré sur Sol, Dominante de la Tonique Do…L’interpénétration des deux thèmes, c’est toute l’histoire que raconte le mouvement, les deux thèmes se transformant l’un par l’autre, mutuellement, le premier informant le second de son urgence rythmique et de son mouvement descendant, le second l’ouvrant à une conscience de soi à la fois intensifiée, lyrique et apaisée.
Le Boléro
Le premier thème en Do majeur, A, est joué deux fois. Un second thème, B, qui ressemble à A, est joué lui aussi deux fois et l’ensemble ainsi formé est répété neuf fois (AA, BB ; AA, BB etc.). Il y a aussi une ritournelle qui est la clé de voûte du Boléro. Elle sert d’introduction (à la caisse claire) et de conclusion à l’œuvre, sépare chaque entrée des thèmes et, répétée huit fois en arrière-fond des mélodies, leur sert d’accompagnement rythmique et harmonique. Les thèmes passent d’un instrument à l’autre et gagnent peu à peu tout l’orchestre jusqu’à ce qu’une modulation surprise déchaîne une cadence finale (en Mi) aussi abrupte que tumultueuse où tous les instruments semblent se précipiter pour libérer leurs dernières forces. La juxtaposition des deux thèmes les fait évoluer sur deux lignes mélodiques parallèles sans que jamais, en effet, ils ne se soient mis à l’épreuve l’un de l’autre. C’est leurs répétitions qui les renforcent sans les transformer et sans les entraîner vers la résolution finale sur la tonique, qui, dans la musique tonale, est à la fois une position absolue transcendante au mouvement des notes et une énergie immanente à leurs interactions. Ici, l’effondrement final du dernier accord est parfaitement logique ; comme était logique, dans ce qu’on appelait musique jusque là, la résolution finale sur la dernière note ou le dernier accord qui accomplissait l’ensemble du parcours en le rebouclant sur son début. Ravel savait qu’une œuvre qui s’effondre en son final ne peut renvoyer à sa genèse, c’est à dire à son centre. Il savait qu’elle ne peut prétendre être de la musique au sens où nous entendons ce terme depuis J.S. Bach.
On parlera d’une propagation par contagion, de transe et de fascination. Le Boléro c’est une machine qui tourne comme ce nouveau médium d’une époque prise de vertige : les disques . Toute autre était à la fois l’éthique et l’esthétique de la musique des siècles précédents.
La version de concert du Boléro fut créée le11 janvier 1930 sous la direction de Ravel lui-même (le compositeur avait déjà dirigé plusieurs représentations du ballet mais jamais l’œuvre seule). On rapporte que lors de la première orchestrale du Boléro, une dame cramponnée à son fauteuil s’écriait : « Au fou ! Au fou ! » À son frère lui racontant la scène, Ravel aurait dit :« Celle-là, elle a compris ! ». Le musicologue Willi Reich, qui assista aux répétitions du ballet dirigé par Ravel, témoigna : « Avec une indifférence quasi démoniaque, Ida Rubinstein tournoyait sans arrêt, dans ce rythme stéréotypé, sur une immense table ronde d’auberge, cependant qu’à ses pieds les hommes exprimant une passion déchaînée, se frappaient jusqu’au sang. Ravel lui-même était au pupitre, soulignant par ses gestes brefs et précis l’élément automatique de l’action scénique, gestes moins appropriés à conduire l’orchestre qu’à exprimer l’immense tension intérieure de la composition. Jamais je n’ai vu un homme vivre plus intensément la musique, sous une apparence placide, que Maurice Ravel conduisant Boléro ce soir-là. »
La diffusion de l’œuvre atteignit rapidement des proportions démesurées. Les commentaires et les critiques qui ont accompagné ses premières représentations sont signifatives de ces mutations qui jalonnent l’histoire d’une manière générale et l’histoire de la musique en particulier. Les interrogations, l’incompréhension qui les caractérisent ressemblent aux réactions des critiques et du public à la création du sacre du Printemps de Stravinsky en 1912 à Paris. Mais entre les deux œuvres 16 années et surtout l’effroi d’une guerre mondiale qui avait ravagé les cœurs, les corps et les esprits plus intensément et plus amplement qu’aucune guerre auparavant. A partir de 1918, plus rien ne devait plus être « comme avant ». On se devait d’entrer dans un nouvel âge et de ne plus jamais connaître ça. L’art et les artistes montrèrent la voie et ce furent de nombreuses initiatives individuelles et collectives, le mouvement Dada et le surréalisme qu’avaent préparés et anticipés peu avant la guerre, le futurisme et le cubisme en peinture . En musique ce furent la remise en cause de la tonalité par Schönberg et l’école de Vienne, ce furent aussi des œuvres éparses qui signalèrent qu’un monde nouveau était en train de naître. Le Boléro est l’une d’entre elles. Il est contemporain du 4ème quatuor de Bartok alors que le Lulu d’Alban Berg était en gestation. Ce fut l’ère de nouvelles chorégraphies et du nouveau rapport au corps qu’elles révélèrent et intensifièrent.
Le boléro ne rompait pas avec la tonalité. Il ne révolutionnait pas la syntaxe tonale, il l’abandonnait en ne liant plus son accomplissement à sa dramaturgie thématique. C’est plus un détachement circonstanciel qu’une rupture délibérée. Une rupture par inadvertance, si l’on veut. Ce que l’on retiendra à son sujet est surtout le niveau de facination sur les esprits qu’il a élevé bien au-delà des limites admises jusque là. Ce n’était plus le monde de Casse-Noisette ou du Lac des Cygnes, mais bien un nouveau monde, celui d’un pacte avec des énergies qui n’avaient été convoquées qu’incidemment auparavant et qui bientôt finiraient par dominer la création musicale et chorégraphique dans le monde entier. J’ai assisté à plusieurs représentations du Boléro. La dernière, ce fut par le corps de ballet de Lausanne qui reprenait la célébrissime chorégraphie de son fondateur Maurice Béjart. L’oeuvre, comme d’habitude est donnée à la fin du spectacle, au sommet du crescendo d’intensité et d’émotions d’une représentation bien conçue. Et pour cause : ce jour-là comme toujours, l’oeuvre fut acclamée par plus de deux mille personnes debout qui l’ovationnèrent une bonne dizaine de minutes. On ne peut plus rien jouer et danser après.
[1] René Leibovitz, Histoire de l’opéra, Buchet/Chastel, 1957, p.26.
[2] YouTube : « Di misera Regina », version Vesselina Kasorova
[3] Voir à ce sujet l’excellent livre de Roger Tellart, Monteverdi, p.261-2, Ed. Fayard (1997)