GEORGE BENJAMIN
Les pouvoirs de toutes les époques ont privilégié l’opéra comme lieu de représentation et de manifestation symbolique mais aussi de canalisation et de contrôle des énergies créatrices. L’opéra a ainsi toujours été au centre des enjeux à la fois esthétiques, technologiques et politiques de son temps. Le cinéma depuis près d’un siècle et aujourd’hui le monde numérique l’ont supplanté dans ce rôle. Mais il semble que la scène de l’opéra retrouve petit à petit une certaine place dans la sphère culturelle d’aujourd’hui. C’est un réseau social après tout, dont l’influence sur l’évolution des autres arts est bien plus ample que pourrait le laisser penser le nombre de ses représentations. Il redevient un espace de communication à investir et à conquérir pour de nombreux créateurs. J’en veux pour preuve le foisonnement et la diversité des oeuvres de ces dernières années, tant en Europe que dans les pays d’Amérique du nord et du sud et même bien au-delà des zones d’influence habituelles des pays de culture occidentale.
George Benjamin est né en 1960 en Angleterre. Il a été l’un des derniers élèves d’Olivier Messiaen à Paris. Sa musique d’opéra, notamment, est jouée sur les meilleures scènes mondiales. Lessons in love and violence a été créé à Londres en 2018. Il a été repris à Lyon où je l’ai vu en Mai 2019 avant de voyager dans plusieurs capitales européennes et jusqu’à Chicago. C’est dire la notoriété du compositeur et la forte impression que fit Written on skin son précédent opéra créé en 2012 au festival d’Aix en Provence et joué dans une vingtaine d’opéras du monde entier.
Le musicien forme avec son librettiste Martin Crimp, un duo d’une grande créativité dramaturgique et d’une grande cohérence que prolonge et amplifie très efficacement la metteuse en scène Katie Mitchell. Dans l’histoire de l’opéra contemporain, de pareilles symbioses ne sont pas si rares. On se souvient, dans une même distanciation glaciale, très européenne, de l’entente entre Luc Bondy et Philippe Boesmans (Reigen 1993, Julie en 2005). Dans un tout autre style, on se souvient aussi de quelques rencontres américaines qui ont fait date : Philip Glass et Robert Wilson (Eintein on the Beach, 1976), John Adams et Peter Sellars (entre autres, Doctor Atomic, 2005). Le livret de ces Lessons est basé sur une pièce du dramaturge élisabethain Christopher Marlowe, Edward II (1593).
Etrange beauté de cette dernière oeuvre : un roi est conduit à la mort par l’amant de sa femme, la reine. Ce roi, Edward, baryton, et sa femme Isabel, soprano, ont deux enfants, un garçon qui va devenir roi après le meurtre de son père, haute-contre, et une jeune fille (rôle muet) qui vont tous les deux assister impuissants aux deux actes de l’oeuvre. Le roi a un amant, Gaveston, baryton comme lui, alors que l’amant de la reine, Mortimer, est ténor. L’équilibre de la distribution vocale est aussi traditionnel que logique. Quelques rôles secondaires. Un orchestre d’une soixantaine d’instrumentistes dont quatre percussionnistes qui jouent entre autres d’un tombak iranien et d’un « tambour parlant (talking drum)» d’Afrique de l’ouest. Une vingtaine de figurants apparaissent dans certaines scènes avec une feuille et un stylo à la main, comme des journalistes en quête de sensations fortes. Pas de choeur. Les décors et les costumes sont contemporains.
Solitudes d’Orphée
De curieuses convulsions attendent les spectateurs : c’est le choc d’une musique dense et captivante mais qui communique un sentiment de malaise profond tant les lignes mélodiques sont tendues, les frottements de demi-tons douloureux, les propos, haineux.
Il m’est resté le goût amer d’une jouissance esthétique bien actuelle qui laisse chacun dans sa solitude et même son isolement. Ce dernier mot est essentiel à la compréhension de l’expérience sensible qu’autorise l’oeuvre : les spectateurs sont surtout sollicités nerveusement par la musique et les chants, si bien qu’ils sont aussi isolés les uns des autres que les chanteurs entre eux et que les notes entre elles que n’agrège rien d’autre que la volonté d’un compositeur isolé du « Coeur d’écoute » 1 de ses auditeurs et d’abord du sien.
Ici, les spectateurs ne peuvent entendre que des fragments qui se succèdent, des séquences qui se juxtaposent sans jamais former un tout, a-tonalité obligeant. Leur empathie pour les personnages est sans cesse déjouée, rien ne les reliant à eux qu’un fil narratif que la musique exacerbe sans l’incarner ; faute d’abord d’articuler enjeux dramaturgiques et syntaxe musicale, comme seule une tonalité2 bien comprise permettrait de le faire ; et faute ensuite de permettre à chacun de se passer du filtre organique et psychique qu’il a dû spontanément poser entre l’oeuvre et lui. Pour respirer pleinement.
Le choeur à l’opéra, comme dans la musique profane ou religieuse, exprime une unanimité qui se communique au public et répond à son attente la plus indicible. Son abscence ici est sans doute le message politique essentiel de l’oeuvre. C’est « chacun pour soi », de fait, même si telle n’était pas l’intention initiale du compossiteur raffiné et de ses collaborateurs attentifs.
On admire l’articulation virtuose de tous les plans mis en jeu, vocaux, verbaux, orchestraux et dramaturgiques. Mais on cherche en vain ce qui transcende leur cours, cette conscience immobile dont l’émergence est toute la raison d’être de la musique et tout ce que son lyrisme veut célébrer 3.
Orphée s’est encore retourné ce soir, mais Euridyce ne l’avait pas suivi et Apollon était absent.
1 See « The Ear and the Voice ».
2 Entendue au sens large de ce terme : « Tonalité », cela désigne non pas un système parmi tant d’autres possibles mais le mouvement d’auto-intensification de la conscience qui s’empare du monde des sons et le modèle à son image.
3 Voir « In the light of Raden Adjeng Kartini ».