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Inside Your Bones
29 novembre 2020 | Eric Antoni

Il y a des moments marqués d’un signe particulier pour ce qu’ils récapitulent et ce qu’ils  annoncent. Ces deux soirs du 6 et du 7 avril 2019 au TAP de Poitiers, c’est un choc vibratoire qui  saisit les os de la tête aux pieds. Des pieds à la tête d’abord en une première partie puis d’un endroit  situé au-dessus de la calotte crânienne jusqu’à quelques centimètres au-dessous des pieds en passant non seulement par le squelette mais par un corps élargi, une enveloppe qui aurait dépassé ses limites musculaires et charnelles de quelques centimètres en entourant toutes ses aspérités et toutes ses  articulations de courbes généreuses : un véritable scaphandre mais pas lourd du tout celui-là, ni  pesant ni encombrant , ouvert et léger au contraire. Il suggère une respiration plus large et diffuse le  choc vibratoire encore au-delà de ses limites sensibles.  

Car choc vibratoire il y eut : cela s’appelle Inside Your Bones. L’oeuvre de Jean-François  Laporte dure cinquante-cinq minutes. Elle est coproduite par Ars Nova, Totem Contemporain et le  Théâtre Auditorium de Poitiers, elle a été créée à Montréal en février 2019.  

Le lieu pour le dire 

La salle est la scène de l’Auditorium de Poitiers que ferme une grande paroi en bois, ou  peut-être le rideau de scène dont nous voyons l’envers. En tous cas, les sièges de l’auditorium sont  invisibles aux quelques 90 spectateurs que nous sommes. Nous avons attendu quelques instants  dans les coulisses et nous sommes entrés par une petite porte latérale alors que la musique avait déjà commencé. Elle est jouée par quatre instrumentistes1 de l’ensemble Ars Nova qu’entourent huit  plaques métalliques vibrantes d’environ 3 mètres de haut qui forment autour d’eux une espèce de  temple aux angles ajourés. Les plaques vibrantes sont ensuite déplacées facilement sur leurs  roulettes, aux quatre extrémités de l’espace. Il n’y a aucun siège. Nous suivons les instrumentistes  puis nous circulons de l’un à l’autre, à notre gré, ils nous tournent le dos ou nous font face, chacun  jouant alternativement ou simultanément par deux ou par trois devant les plaques vibrantes. Ce sont  maintenant de véritables miroirs sonores qui réfléchissent des mélodies et des rythmes joués avec  douceur ou avec véhémence. Chaque plaque est équipée d’un haut-parleur qui diffuse sur un large  spectre de fréquences des sons que les musiciens ont enregistrés au préalable, par fragments.  L’ensemble est donc composé de sons réels et de sons enregistrés dont le compositeur règle in situ  la balance et le calibrage. Il se promène parmi nous avec des écouteurs et son outil connecté autour  du cou, un ipad. Il est l’ultime opérateur d’un étrange continuum spatial et sonore. Un continuum qui n’admet pas un seul centre opérationnel comme un orchestre qui le trouve en son chef vers qui tous  les regards convergent.  

Un danseur2 circule entre nous et figure la musique par des gestes ondulés dont il entoure les instrumentistes que leur flux semble stimuler. « Tendu vers le son, le corps du danseur évolue telle  une membrane magnétique entre les musiciens et le public. Pareil aux plaques métalliques, il se  laisse traverser par l’énergie sonore, respire ses fréquences pour les transmettre par ses os et ses  paumes, se fait l’interprète d’une joie et d’une plainte surgies du fond du son »3.  

A mi-parcours, les plaques sont alignées au centre de la scène puis à nouveau placées aux  quatre coins de l’espace pour une séquence apaisée. Les musiciens ont laissé leurs intruments et  nourrissent ce finale de leurs seules voix « ainsi nous retournons à l’humain, à la magie de la vie4». 

Ce sont environ 20 minutes qui permettent aux auditeurs de se réconcilier avec le sol et d’atterrir  progressivement dans le monde d’avant.  

Le corps pour le lire 

J’ai vu le spectacle deux soirs de suite. J’ai pu suivre son parcours sonore dans et à travers  mon corps grâce à un petit incident qui m’a forcé pour ainsi dire à interroger mes sensations les plus immédiates plutôt que le sens et la nature de la musique que j’entendais, plutôt même que le plaisir  que j’y prenais ou pas. Une quinzaine de minutes après le commencement du premier concert, j’ai  été frappé inopinément sur l’épaule gauche par le coude d’un voisin. Il voulait passer son bras autour des épaules de sa compagne. Il me fit un signe d’excuse de la main auquel je répondis par un léger  mouvement du menton – ce n’est rien ! En d’autres circonstances, le choc n’aurait qu’à peine retenu  mon attention. Mais à ce moment précis, immergé que j’étais dans le flot sonore et vibratoire qui  nous environnait, il m’électrisa littéralement. Je me suis rendu compte que mon corps s’était  beaucoup dilaté. L’enveloppe vibratoire extrêmement sensible qui l’entourait et dont je venais de  prendre conscience grâce au coude qui l’avait traversée, était devenue, en si peu de temps, mon  principal organe de perception. Sans le choc, je ne m’en serais sans doute pas aperçu et j’aurais  moins prêté attention aux informations qui me parvenaient à la surface de cette enveloppe et par le  filtre très fin de sa trame sensible. Bien sûr, je profitai beaucoup de cette alerte5 par la suite et le  lendemain, lors de la deuxième représentation.  

Photo Frédéric Chais 

Etrange cérémonie, curieuse procession de sensations physiques non pas isolées mais reliées les unes aux autres d’abord et qui débordent si nettement l’enveloppe charnelle et musculaire de  chacun qu’une relation très particulière se noue entre nous, les auditeurs itinérants. C’est un  mouvement interne commun à tous qui vient de la part la plus physique de chacun et nous relie  pourtant à un espace bien plus vaste que l’environnement immédiat de la salle. Mouvement interne,  cela veut dire que chaque auditeur est intensément suscité émotionnellement par un trait qui le  traverse de part en part et auquel ses émotions, ses sensations servent de tremplins mais pas de  causes, de révélateurs mais pas de cibles.  

En pensant musique, on pense mouvement, on pense son mais mouvement organisé et son  maîtrisé. On pense énergie et pulsation, mais aussi forme et continuité. On pense expression mais  aussi impression : c’est un monde où le dehors et le dedans s’interpénètrent curieusement, comme ce qui est mis en mouvement et ce qui met en mouvement, ce qui se déploie et ce qui se replie. En  pensant musique, on pense aussi corps et esprit mais la distinction est difficile à maintenir telle que  nos habitudes de penser nous ont appris à la situer, – le corps ce serait l’enveloppe, l’esprit, ce qui  l’anime de l’intérieur – , car pour le regard que l’on porte vers soi quand on entend une musique,  celle que l’on écoute ou celle que l’on joue, ce rapport de l’interne à l’externe semble curieusement  s’inverser. Inside Your Bones, l’expérience qu’induit l’oeuvre, permet de progresser dans la prise de  conscience de ce retournement qui rétablit entre le corps et l’esprit une dynamique infiniment plus  féconde, moins abstraite et « mieux incarnée » que la précédente. Parlons ici d’un continuum de  conscience dont la matière et le vivant, le corps et l’esprit, sont des étapes, des seuils  d’intensification et non des positions irréductibles l’une à l’autre qu’opposerait une différence de  nature. 

La musique pour le vivre 

Toute œuvre musicale digne de ce nom est le produit du savoir-faire, de l’histoire et des  intentions de son compositeur. C’est du moins ce qu’on en dit. Mais c’est peut-être moins vrai qu’il y  a encore quelques dizaines d’années car il semble bien que certaines œuvres musicales émanent  aujourd’hui plus directement qu’hier d’une vaste expérience psychique sans frontières6 dont le  compositeur est l’organe, le lieu. Si elles parviennent à éveiller chez certains auditeurs un champ  d’expériences de même nature et de même intensité, elles seront les vecteurs d’explorations  nouvelles et imprévisibles. Elles auront été utiles : leurs auditeurs seront devenus les co expérimentateurs du monde qu’elles auront ouvert en eux, à la verticale, pour ainsi dire, en rupture  de toutes relations linéaires de causes à effets. Cela se donne à vivre les yeux du mental fermés, les  yeux du corps ouverts7.  

 Photo Frédéric Chais 

L’histoire peut surprendre, c’est celle d’un homme qui assiste à un concert et qui s’aperçoit  qu’il n’y est pas du tout, au concert. C’est que le sentiment d’être quelque part de bien délimité vient  de le quitter. Il y a bien ce billet d’entrée qu’il a glissé dans sa poche mais ses sensations les plus  évidentes débordent largement ses limites physiques. Et bientôt, le billet, les vêtements, les  chaussures, les murs sont soudain frappés d’irréalité, comme d’ailleurs, à l’instant, le clavier de  l’auteur de ces lignes pourtant aussi généreux en petits cliquetis que d’habitude. C’est que les  sensations sont fondues dans un même sentiment d’être, inside, au risque d’un Réel qui ne doit rien  aux représentations mentales de notre homme. Un sentiment d’être qui est un toucher de ce qui est,  au contact du Réel. C’est aussi délicat à formuler que certain de trouver en chacun une très profonde résonnance, oubliée souvent, mais inaltérable. 

Une opération à cosmométrie variable 

Inside Your Bones, est-ce bien un concert ? Selon les conventions instituées par quatre  siècles de rituels théâtraux en Europe, la réponse est non. L’orchestre avait trouvé son centre, son  chef, comme la musique, tonale, avait trouvé son centre, la tonique, comme la science physique  avait trouvé sa loi unificatrice, la gravitation universelle. Mais Inside Your Bones est un processus  en mutations constantes dont nous nous sommes tous sentis devenir petit à petit non pas seulement  les réceptacles mais bien le terrain, le terreau. Nous tous, ensemble8, espace-conscience, opérateurs  d’une tonalité relative aux innombrables centres et à cosmométrie variable. 

 Ce qui est sûr, c’est qu’il faut aborder l’opération la tête aussi vide qu’un miroir, les oreilles  aussi creuses que leur conduit auditif, les os aussi fluides que la sève des arbres, Inside looking out.


1Jacques Charles, saxophone baryton ; Mathilde Comoy, trombone basse ; Eric Lamberger, clarinette basse ; Alain  Trésallet, alto. 

2 Chorégraphie et danse, Benjamin Bertrand. 

3 D’après un texte de Jean-François Laporte et Benjamin Bertrand, publié dans le programme. 4 D’après le compositeur.

5 L’événement fait penser au fameux coup de bâton asséné par un maître Zen sur l’épaule d’un disciple qu’il veut  empécher de s’endormir pendant une méditation. 

6 Sans frontières cela veut dire intégrant toutes les phases de la vie psychique, veille et sommeil habités par une  même conscience où rêves, auditions, visualisations et prémonitions, par exemple, peuvent devenir des outils de  perception et des agents de cognition. C’est ce dont témoignent certains musiciens dans leurs oeuvres comme dans  leur vie. Phil Glass y fait de maintes fois allusion dans sa très belle autobiographie Paroles sans musique, 2017 (Words without music 2015).  

7 Cette dernière phrase est une citation de Mère, la compagne de Sri Aurobindo. Ses expériences et ses récits sont  recueillis et commentés par Satprem in Le Mental des Cellules, Ed. Robert Laffont, 1981. 

8« Ensemble », tel fut mon maître au coup de coude JUSTE.

Inside Your Bones

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