Il y a des moments marqués d’un signe particulier pour ce qu’ils récapitulent et ce qu’ils annoncent. Ces deux soirs du 6 et du 7 avril 2019 au TAP de Poitiers, c’est un choc vibratoire qui saisit les os de la tête aux pieds. Des pieds à la tête d’abord en une première partie puis d’un endroit situé au-dessus de la calotte crânienne jusqu’à quelques centimètres au-dessous des pieds en passant non seulement par le squelette mais par un corps élargi, une enveloppe qui aurait dépassé ses limites musculaires et charnelles de quelques centimètres en entourant toutes ses aspérités et toutes ses articulations de courbes généreuses : un véritable scaphandre mais pas lourd du tout celui-là, ni pesant ni encombrant , ouvert et léger au contraire. Il suggère une respiration plus large et diffuse le choc vibratoire encore au-delà de ses limites sensibles.
Car choc vibratoire il y eut : cela s’appelle Inside Your Bones. L’oeuvre de Jean-François Laporte dure cinquante-cinq minutes. Elle est coproduite par Ars Nova, Totem Contemporain et le Théâtre Auditorium de Poitiers, elle a été créée à Montréal en février 2019.
Le lieu pour le dire
La salle est la scène de l’Auditorium de Poitiers que ferme une grande paroi en bois, ou peut-être le rideau de scène dont nous voyons l’envers. En tous cas, les sièges de l’auditorium sont invisibles aux quelques 90 spectateurs que nous sommes. Nous avons attendu quelques instants dans les coulisses et nous sommes entrés par une petite porte latérale alors que la musique avait déjà commencé. Elle est jouée par quatre instrumentistes1 de l’ensemble Ars Nova qu’entourent huit plaques métalliques vibrantes d’environ 3 mètres de haut qui forment autour d’eux une espèce de temple aux angles ajourés. Les plaques vibrantes sont ensuite déplacées facilement sur leurs roulettes, aux quatre extrémités de l’espace. Il n’y a aucun siège. Nous suivons les instrumentistes puis nous circulons de l’un à l’autre, à notre gré, ils nous tournent le dos ou nous font face, chacun jouant alternativement ou simultanément par deux ou par trois devant les plaques vibrantes. Ce sont maintenant de véritables miroirs sonores qui réfléchissent des mélodies et des rythmes joués avec douceur ou avec véhémence. Chaque plaque est équipée d’un haut-parleur qui diffuse sur un large spectre de fréquences des sons que les musiciens ont enregistrés au préalable, par fragments. L’ensemble est donc composé de sons réels et de sons enregistrés dont le compositeur règle in situ la balance et le calibrage. Il se promène parmi nous avec des écouteurs et son outil connecté autour du cou, un ipad. Il est l’ultime opérateur d’un étrange continuum spatial et sonore. Un continuum qui n’admet pas un seul centre opérationnel comme un orchestre qui le trouve en son chef vers qui tous les regards convergent.
Un danseur2 circule entre nous et figure la musique par des gestes ondulés dont il entoure les instrumentistes que leur flux semble stimuler. « Tendu vers le son, le corps du danseur évolue telle une membrane magnétique entre les musiciens et le public. Pareil aux plaques métalliques, il se laisse traverser par l’énergie sonore, respire ses fréquences pour les transmettre par ses os et ses paumes, se fait l’interprète d’une joie et d’une plainte surgies du fond du son »3.
A mi-parcours, les plaques sont alignées au centre de la scène puis à nouveau placées aux quatre coins de l’espace pour une séquence apaisée. Les musiciens ont laissé leurs intruments et nourrissent ce finale de leurs seules voix « ainsi nous retournons à l’humain, à la magie de la vie4».
Ce sont environ 20 minutes qui permettent aux auditeurs de se réconcilier avec le sol et d’atterrir progressivement dans le monde d’avant.
Le corps pour le lire
J’ai vu le spectacle deux soirs de suite. J’ai pu suivre son parcours sonore dans et à travers mon corps grâce à un petit incident qui m’a forcé pour ainsi dire à interroger mes sensations les plus immédiates plutôt que le sens et la nature de la musique que j’entendais, plutôt même que le plaisir que j’y prenais ou pas. Une quinzaine de minutes après le commencement du premier concert, j’ai été frappé inopinément sur l’épaule gauche par le coude d’un voisin. Il voulait passer son bras autour des épaules de sa compagne. Il me fit un signe d’excuse de la main auquel je répondis par un léger mouvement du menton – ce n’est rien ! En d’autres circonstances, le choc n’aurait qu’à peine retenu mon attention. Mais à ce moment précis, immergé que j’étais dans le flot sonore et vibratoire qui nous environnait, il m’électrisa littéralement. Je me suis rendu compte que mon corps s’était beaucoup dilaté. L’enveloppe vibratoire extrêmement sensible qui l’entourait et dont je venais de prendre conscience grâce au coude qui l’avait traversée, était devenue, en si peu de temps, mon principal organe de perception. Sans le choc, je ne m’en serais sans doute pas aperçu et j’aurais moins prêté attention aux informations qui me parvenaient à la surface de cette enveloppe et par le filtre très fin de sa trame sensible. Bien sûr, je profitai beaucoup de cette alerte5 par la suite et le lendemain, lors de la deuxième représentation.
Etrange cérémonie, curieuse procession de sensations physiques non pas isolées mais reliées les unes aux autres d’abord et qui débordent si nettement l’enveloppe charnelle et musculaire de chacun qu’une relation très particulière se noue entre nous, les auditeurs itinérants. C’est un mouvement interne commun à tous qui vient de la part la plus physique de chacun et nous relie pourtant à un espace bien plus vaste que l’environnement immédiat de la salle. Mouvement interne, cela veut dire que chaque auditeur est intensément suscité émotionnellement par un trait qui le traverse de part en part et auquel ses émotions, ses sensations servent de tremplins mais pas de causes, de révélateurs mais pas de cibles.
En pensant musique, on pense mouvement, on pense son mais mouvement organisé et son maîtrisé. On pense énergie et pulsation, mais aussi forme et continuité. On pense expression mais aussi impression : c’est un monde où le dehors et le dedans s’interpénètrent curieusement, comme ce qui est mis en mouvement et ce qui met en mouvement, ce qui se déploie et ce qui se replie. En pensant musique, on pense aussi corps et esprit mais la distinction est difficile à maintenir telle que nos habitudes de penser nous ont appris à la situer, – le corps ce serait l’enveloppe, l’esprit, ce qui l’anime de l’intérieur – , car pour le regard que l’on porte vers soi quand on entend une musique, celle que l’on écoute ou celle que l’on joue, ce rapport de l’interne à l’externe semble curieusement s’inverser. Inside Your Bones, l’expérience qu’induit l’oeuvre, permet de progresser dans la prise de conscience de ce retournement qui rétablit entre le corps et l’esprit une dynamique infiniment plus féconde, moins abstraite et « mieux incarnée » que la précédente. Parlons ici d’un continuum de conscience dont la matière et le vivant, le corps et l’esprit, sont des étapes, des seuils d’intensification et non des positions irréductibles l’une à l’autre qu’opposerait une différence de nature.
La musique pour le vivre
Toute œuvre musicale digne de ce nom est le produit du savoir-faire, de l’histoire et des intentions de son compositeur. C’est du moins ce qu’on en dit. Mais c’est peut-être moins vrai qu’il y a encore quelques dizaines d’années car il semble bien que certaines œuvres musicales émanent aujourd’hui plus directement qu’hier d’une vaste expérience psychique sans frontières6 dont le compositeur est l’organe, le lieu. Si elles parviennent à éveiller chez certains auditeurs un champ d’expériences de même nature et de même intensité, elles seront les vecteurs d’explorations nouvelles et imprévisibles. Elles auront été utiles : leurs auditeurs seront devenus les co expérimentateurs du monde qu’elles auront ouvert en eux, à la verticale, pour ainsi dire, en rupture de toutes relations linéaires de causes à effets. Cela se donne à vivre les yeux du mental fermés, les yeux du corps ouverts7.
L’histoire peut surprendre, c’est celle d’un homme qui assiste à un concert et qui s’aperçoit qu’il n’y est pas du tout, au concert. C’est que le sentiment d’être quelque part de bien délimité vient de le quitter. Il y a bien ce billet d’entrée qu’il a glissé dans sa poche mais ses sensations les plus évidentes débordent largement ses limites physiques. Et bientôt, le billet, les vêtements, les chaussures, les murs sont soudain frappés d’irréalité, comme d’ailleurs, à l’instant, le clavier de l’auteur de ces lignes pourtant aussi généreux en petits cliquetis que d’habitude. C’est que les sensations sont fondues dans un même sentiment d’être, inside, au risque d’un Réel qui ne doit rien aux représentations mentales de notre homme. Un sentiment d’être qui est un toucher de ce qui est, au contact du Réel. C’est aussi délicat à formuler que certain de trouver en chacun une très profonde résonnance, oubliée souvent, mais inaltérable.
Une opération à cosmométrie variable
Inside Your Bones, est-ce bien un concert ? Selon les conventions instituées par quatre siècles de rituels théâtraux en Europe, la réponse est non. L’orchestre avait trouvé son centre, son chef, comme la musique, tonale, avait trouvé son centre, la tonique, comme la science physique avait trouvé sa loi unificatrice, la gravitation universelle. Mais Inside Your Bones est un processus en mutations constantes dont nous nous sommes tous sentis devenir petit à petit non pas seulement les réceptacles mais bien le terrain, le terreau. Nous tous, ensemble8, espace-conscience, opérateurs d’une tonalité relative aux innombrables centres et à cosmométrie variable.
Ce qui est sûr, c’est qu’il faut aborder l’opération la tête aussi vide qu’un miroir, les oreilles aussi creuses que leur conduit auditif, les os aussi fluides que la sève des arbres, Inside looking out.
1Jacques Charles, saxophone baryton ; Mathilde Comoy, trombone basse ; Eric Lamberger, clarinette basse ; Alain Trésallet, alto.
2 Chorégraphie et danse, Benjamin Bertrand.
3 D’après un texte de Jean-François Laporte et Benjamin Bertrand, publié dans le programme. 4 D’après le compositeur.
5 L’événement fait penser au fameux coup de bâton asséné par un maître Zen sur l’épaule d’un disciple qu’il veut empécher de s’endormir pendant une méditation.
6 Sans frontières cela veut dire intégrant toutes les phases de la vie psychique, veille et sommeil habités par une même conscience où rêves, auditions, visualisations et prémonitions, par exemple, peuvent devenir des outils de perception et des agents de cognition. C’est ce dont témoignent certains musiciens dans leurs oeuvres comme dans leur vie. Phil Glass y fait de maintes fois allusion dans sa très belle autobiographie Paroles sans musique, 2017 (Words without music 2015).
7 Cette dernière phrase est une citation de Mère, la compagne de Sri Aurobindo. Ses expériences et ses récits sont recueillis et commentés par Satprem in Le Mental des Cellules, Ed. Robert Laffont, 1981.
8« Ensemble », tel fut mon maître au coup de coude JUSTE.