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L’oreille et la voix
30 novembre 2020 | Eric Antoni

A l’opéra, au cinéma, dans la vie

Le cinéma est un art sonore, beaucoup plus qu’on ne le croit généralement. Il est devenu parlant, il y a un peu moins d’un siècle. Parlant, il a fait entendre la voix de chacun, les voix des uns et des autres, leurs paroles, leurs cris, leurs soupirs , leurs chants : il est devenu vocal. Et très vite, les voix ont mobilisé chez le locuteur au cinéma comme chez le chanteur à l’opéra, des registres et des timbres qui signent des personnalités, signalent des tensions et des intentions qui vont se combattre ou s’accorder. Le réalisateur au cinéma, comme le compositeur à l’opéra est ainsi devenu un « metteur en voix » tout autant qu’un metteur en scène, un orchestrateur qui compose avec tous les registres sonores de la vie réelle autant qu’un « metteur en images » et un conteur d’histoires.

Or, on parle de la distribution vocale d’un opéra et jamais d’un film. Pourtant, plus encore que des voix au cinéma, il y a bien une distribution vocale dans chaque film qui est aussi essentielle à la conduite de sa dramaturgie qu’à la perception que nous en avons. C’est dire que la notion de distribution vocale ne renvoie pas ici à des clichés – elle est jeune et belle, elle sera soprano… – mais bien au contraire à des fonctions dramaturgiques qu’incarnent les voix des acteurs et des chanteurs  qui se provoquent et se répondent mais doivent aussi  se compléter et s’équilibrer. 

Ecouter un film c’est privilégier d’abord ce que l’on en entend, des bruits à la musique, des voix aux silences, tout un monde sonore riche d’informations sur les visées et les sentiments des personnages et sur ce qu’il est convenu d’appeler leur vie intérieure ; c’est aussi se mettre à l’épreuve de la voix de chacun et des voix des uns et des autres qui peuvent trouver en nous une chambre d’échos aux profondes résonnances. Le voyage est sans fond. C’est un voyage vers l’intime que la musique des films soutient parfois et qu’elle peut même intensifier lorsqu’elle n’est pas seulement illustrative.

Fellini, Kubrick et Orson Welles ont été de grands « metteurs en voix » de leurs films. C’est pourquoi je concentrerai sur  Il Bidone (1955), Les sentiers de la gloire (1957) et Othello (1952)l’essentiel de mon analyse des relations entre la distribution vocale d’un film et sa dramaturgie que complèteront quelques considérations sur Don Giovanni de Mozart (1787), Madame Butterfly de Puccini (1903) et sur la notion d’oeuvre d’une manière générale : qu’est-ce  qui distingue un film ou un opéra qui est  parvenu à nous distraire un moment d’un film ou d’un opéra qui fera date dans notre vie ?

1 – L’héritage : la distribution vocale à l’opéra

Les voix parlées des acteurs, au théâtre ou au cinéma, se distinguent aussi nettement les unes des autres par leur timbre et leur hauteur que les voix chantées à l’opéra. Mais nous ne disposons que d’un faible vocabulaire pour les décrire : grave, aigue ou pointue, grosse ou petite pour les hauteurs relatives ; veloutée, graveleuse, sèche, rauque, éraillée, sourde, voilée …pour les timbres et c’est à peu près tout. Les critères d’appréciation esthétique se limitent à l’opposition belle ou pas. L’expression des affects n’est guère mieux servie : « j’aime bien », « je n’aime pas ». La pauvreté de notre outillage sémantique, en la matière, traduit une écoute insuffisamment « discriminante » qui échoue à isoler des paramètres aussi importants que la hauteur et le timbre, par exemple, parce qu’elle ne sait pas les intégrer dans les relations propres à les dynamiser. Une voix n’a pas une hauteur en soi mais relativement à certaines autres et même à toutes les autres, perçues ou seulement présentifiées.

Le monde de l’opéra dispose d’un thésaurus que des siècles d’observations et de commentaires ont permis d’affiner et d’enrichir. Une voix n’y est utilement caractérisée pour elle-même que parce qu’elle est inscrite dans les rapports qui la lient aux autres voix et même dans les proportions qui les relient toutes les unes aux autres. On y parle, par exemple, de la « personnalité vocale » d’un chanteur pour caractériser à la fois la tessiture de sa voix, son habileté à jouer de ses différents registres, les rôles du répertoire qui peuvent lui convenir et la justesse de sa position dans telle ou telle distribution des rôles et des voix. Les acteurs de nos films ont tous, eux-aussi, une « personnalité vocale » que l’on peut qualifier pour elle-même et relativement aux autres.

Ce n’est qu’à partir de Mozart et au 19ème siècle que la répartition des rôles et des fonctions dramaturgiques à l’opéra s’est fixée sur une distribution vocale « type » qui a survécu au combat des esthétiques et qui s’est imposée dans tous les pays. Aux voix aiguës de chaque sexe, soprano et ténor, l’expression des idéaux et des passions : ce sont des amants prêts au sacrifice ou des aventuriers intrépides. Aux voix médianes, mezzo et baryton, l’expression de la réflexion, du doute ou du conseil (loyal ou perfide) : ce sont des confidents dévoués, des époux fidèles, mais aussi des traîtres, — souvent les rivaux calculateurs des ténors passionnés ou des sopranos intègres. Aux voix graves, alto et basse, l’expression du jugement, les attributs de la sagesse : ce sont des pères ou des mères, des juges, des moines, des rois etc. , dont la fonction sera de pondérer les ardeurs des uns et de démasquer les complots ou les manquements des autres.

Cette disposition des registres vocaux n’a pu devenir une convention et se stabiliser que parce que, finalement après deux siècles d’évolution de l’opéra, elle rejoignait, en les reliant, les comportements vocaux « réflexes » des hommes et des femmes de la vie réelle : lorsque chacun d’entre nous exprime un élan, un idéal, il le fait dans le registre supérieur de sa voix (« j’ai une idée ! »), lorsque nous voulons exprimer un doute ou donner un conseil, c’est notre registre central que nous mobilisons (« tu devrais… »), alors que nous puisons dans les ressources de notre registre inférieur pour porter un jugement ou rappeler des principes (« au fond… »). La créativité vise haut, la réflexion est modérée, le retour sur soi est /touche à des/ chose(s) grave(s).

La distribution des voix de l’opéra, à partir de Mozart, est donc la projection dans le monde du chant des inflexions spontanées de la voix parlée de chacun. Lorsque le cinéma est devenu parlant, –   vocal  -,  M le maudit,( Fritz Lang, 1930) déjà, est un chef d’œuvre de composition vocale…) -, il a fait parler ou chanter ses acteurs avec leur voix naturelle et selon la distribution vocale que l’opéra avait fixée avant son avènement. L’ère réaliste et même naturaliste qui l’a vu naître ne lui laissait guère d’autre choix. Chaque metteur en scène de cinéma allait en répondre différemment selon son tempérament et sa culture ( Kazan[1], Resnais, Varda, Ridley Scott, Almodovar, Wenders, Serebrennikov…).

2 – Un légataire, Federico Fellini

Demandez à des férus de Fellini de caractériser, telle qu’ils peuvent la retrouver dans leur mémoire, la voix de Giulietta Masina, la frêle Gelsomina de la Strada, la Juliette de Juliette des Esprits, la petite Cabiria des Nuits de Cabiria, la menue Ginger de Ginger et Fred. Vous aurez peu de réponses précises, et quelques appréciations sur la hauteur de cette voix seront carrément erronées. Sa voix est grave. Quel que soit le rôle qu’elle incarne, femme-enfant, prostituée ou femme mariée, elle occupe la même fonction dans les films de Fellini que ses équivalentes altos dans les opéras du 19ème et du 20ème siècle. Elle raisonne et pondère.

Dans Les feux du music-hall (1950), les différentes scènes nous font entendre des ensembles vocaux auxquels hommes et femmes participent en adaptant leurs voix, selon leurs tessitures propres, aux tensions du moment. Les dragueurs sont ténors, les entretenues, sopranos, les sentencieux, basses ou altos, et les hommes qui louvoient entre leurs désirs et leurs intérêts, barytons… Chaque personnage peut passer d’une fonction à l’autre en adaptant les différents registres de sa voix aux exigences de la situation — élever la voix quand il veut séduire, barytoner quand il veut convaincre etc.—. Les émissions vocales chantées et parlées foisonnent à tout instant dans le film où les esprits s’échauffent vite, mais l’ensemble ne donne jamais l’impression d’un désordre incontrôlé. Variation des plans vocaux, mobilité de l’expression et versatilité des personnages sont liées.

Lors d’une des nombreuses errances de la petite troupe de baladins que nous suivons depuis le début du film, un admirateur qui a des vues sur la belle danseuse du groupe, entraîne tout son monde dans une marche nocturne pendant laquelle il entreprend de chanter, en le massacrant, le célèbre air de Figaro du Barbier de Séville de Rossini, « Figaro ci, Figaro la ». Au milieu de ce tumulte de numéros de music-hall et de chansons en tout genre, la sortie du ténor de service nous signale qu’en Italie l’opéra est dans la rue et pas seulement dans des institutions prestigieuses, comme en France. Le Fellini des années cinquante peut être à la fois, et sans faire le grand écart, l’héritier du cirque et des œuvres « véristes » de Mascagni ou Leoncavallo qui ont osé, à la fin du 19ème siècle, faire de petites gens des campagnes et de saltimbanques les héros de leurs opéras.

Il est l’enfant culturel direct de cette Italie où il peut être payant pour un séducteur de jouer du registre supérieur de sa voix jusqu’à l’excès, dans la rue comme sur scène et dans ses films comme à l’opéra.

3 – Un opéra parlé, Il Bidone, (1955)

Cinq ans et quelques belles œuvres plus tard (La Strada, I Vitelloni…), Il Bidone franchit un nouveau seuil dans la relation de la distribution vocale d’un film et de sa dramaturgie. Leur interdépendance y est telle que le film ne peut basculer vers son dénouement qu’à l’arrivée d’une voix qui complète la distribution vocale et la reboucle sur elle-même. La voix, une tessiture de soprano plutôt, est incarnée par trois personnages, Patricia, Suzana et la « paysanne au fagot de bois » de la toute dernière scène.

Il Bidone est une sombre histoire d’escrocs impénitents, d’abus de confiance et de transferts de liquidités. L’arnaque que signale le titre du film est un coup tordu monté par quelques petits escrocs désœuvrés. Au tout début de l’histoire, déguisés en prélats, ils débarquent dans une ferme isolée et font croire aux deux vieilles femmes qui les reçoivent qu’un testament leur a été confié par un homme qui s’accuse d’un assassinat et affirme avoir enterré sa victime dans un champ situé non loin de leur ferme. Il a en outre déposé à côté du corps un trésor d’une grande valeur. On retrouve quelques ossements où des complices les ont enterrés quelques jours plus tôt, à l’endroit indiqué par le testament, ainsi que le trésor estimé à 7 million de lires, qui sera, ajoute le testamentaire, l’entière propriété des propriétaires du terrain à condition qu’ils fassent dire 500 messes pour le repos de son âme. 500 messes à « mille lires l’une », une petite fortune qu’il faut verser tout de suite mais que les paysannes arrivent à rassembler en vendant une partie de leur maigres biens et qu’elles confient aussitôt aux prélats. Le tour est joué.

Quelques abus de confiance plus tard, Augusto, le personnage principal du film rompt le contrat implicite qui le lie à ses complices en tentant de les tromper. 350 000 lires, c’est la somme que vient de lui confier un couple de pauvres paysans dont Suzana est la fille. C’est aussi la somme dont il a besoin pour payer les études de sa propre fille, Patricia. D’une soprano à l’autre, c’était le prix à ne surtout pas payer. Augusto pourtant prétend à ses complices avoir rendu la somme aux paysans qu’ils avaient mystifiés ensemble. Jusqu’au bout on souhaite que ce soit vrai. Mais ses complices qui le soupçonnent de mentir, le battent et l’abandonnent dans la pente d’un ravin, les reins brisés. Ils retrouvent les 350 000 lires dans ses chaussures où nous les découvrons, nous aussi, spectateurs affligés par la duplicité incorrigible du pauvre Achille-Augusto, héros Grec déchu, empereur Romain vaincu.

Augusto, en prélat « bidon »

La distribution vocale du film : Carlo, peintre à ses heures appelé « Picasso» par ses copains et Roberto, dragueur invétéré sont tous les deux ténors et complices en arnaque. Augusto, leur acolyte baryton avec ses interlocuteurs et basse, dans des situations opposées : lorsqu’il est le « Monsignore Bidone » des coups tordus, lorsqu’il s’adresse à une jeune danseuse qui tente de l’aguicher dans une boîte de nuit, et enfin lorsqu’il parle à Patricia et Suzana,. Il est « basse » à la fois dans la représentation, la séduction et l’intimité ; escroc, séducteur et père, les trois fonctions fondues dans le même registre vocal : la première personne qu’il abuse est probablement lui-même. D’ailleurs, il sera touché par le doute et peut-être l’écœurement mais jamais tout à fait par le remords. Saluons au passage la remarquable prestation vocale de Broderick Crawford. Sa voix sert de diapason au film.

Les femmes ont des rôles mineurs mais une présence vocale déterminante. Ce sont les paysannes grugées, quelques mondaines, une danseuse. Mais le plus important de ces rôles est joué par Giuletta Masina. Elle est la femme de Carlo-Picasso et la mère de leur petite fille. Elle est la confidente de son ténor « léger » de mari dont elle ignore les activités frauduleuses. Elle ne découvre que petit à petit d’où vient l’argent qu’il lui donne et l’incite à quitter ses complices pour gagner sa vie honnêtement. Son rôle est celui d’une directrice de conscience fidèle à son engagement de femme et de mère. La voix de Giuletta Masina est celle d’une mezzo tirant vers l’alto ; elle est le pendant féminin de la voix de baryton-basse d’Augusto, dont elle est le contrepôle nécessaire à l’équilibre de la distribution vocale du film et à la cohérence de sa dramaturgie. Elle est la voix de la conscience morale que seul le ténor peut entendre et à laquelle le baryton restera sourd. Comme il se doit dans un concert de voix bien tempéré.

Femme alto / Mari ténor

Il manque encore à l’équilibre de l’ensemble quelques touches consistantes de soprano. Elles sont magnifiquement incarnées par deux jeunes filles qui vont se trouver sur le chemin d’Augusto et le renvoyer, malgré elles, à l’inconsistance de ses errements. Les deux sopranos instruments de la providence ou de la fatalité, sont donc Patricia, qu’il rencontre à l’improviste dans la rue, et Suzana, qui se confie à lui derrière la ferme de ses parents et à qui il refuse sa bénédiction de faux prélat. Ces deux jeunes filles ont des voix à la fois très douces et très claires à l’opposé des voix souvent tendues de nombreux protagonistes secondaires du film. Elles sont elles aussi absolument indispensables à l’équilibre de la distribution vocale qu’elles complètent, et, par conséquent, à la progression du film vers son dénouement.

Patricia, la fille d’Augusto, soprano dans un monde de barytons

4 – Madame Butterfly ou le cœur simple des sopranos

Finalement, qu’entendons-nous les uns des autres ? La question est centrale dans ce qu’il est convenu d’appeler le « cinéma d’auteur ». Bergman la situe explicitement au centre de son œuvre. Chez Fellini, elle est posée dans la chair même de la communication entre les êtres que sont l’oreille et la voix. C’est en cela que les personnages de ses films sont « réalistes » : ils sont d’abord, comme tout individu de la vie « réelle », l’expression d’une typologie vocale et auditive qui les prédispose à entendre ou à ne pas entendre d’autres typologies, à s’accorder ou à entrer en conflit avec ceux qui les incarnent.

Parmi ses prédécesseurs du monde de l’opéra, plus encore que des « véristes » déjà cités, c’est probablement de Puccini qu’il procède. C’est au compositeur des plus célèbres opéras « intimistes » de la tradition italienne, La Bohème(1896)et Madame Butterfly (1903)notamment, que nous devons ces quelques lignes souvent citées pour illustrer son attachement à l’expression des sentiments simples :

 « Je ne suis pas fait pour les actions héroïques. J’aime les êtres qui ont un cœur comme le nôtre, qui sont faits d’espérances et d’illusions, qui ont des élans de joie et des heures de mélancolie, qui pleurent sans hurler et souffrent avec une amertume tout intérieure. »

Madame Butterfly est centré sur un seul personnage, Cio-Cio-San, une très jeune Geisha du port de Nagasaki qu’a épousée selon les usages de ce 19ème siècle où se situe l’histoire un jeune officier Américain, Pinkerton, sans que « pour lui » ce mariage ait valeur d’engagement. D’ailleurs, dès la première scène, il ne pense qu’à l’américaine qu’il épousera en rentrant chez lui. C’est ce qu’on appelait chez les occidentaux un « mariage à la japonaise ». La lecture du roman de Pierre Loti Madame Chrysanthème (1887) permet de saisir le contexte historique et socio-psychologique du drame. Madame Chrysanthème y est dépeinte comme un « jouet bizarre », « Ses petits yeux bridés ouverts semblent révéler comme une âme sous cette enveloppe de marionnette ». C’est à peu près le regard que Pinkerton posera sur Cio-Cio-San (ou « Butterfly », papillon en anglais) qu’il ne considérera jamais autrement que comme un objet de curiosité et de plaisir passager.

 « Con quel fare di Bambola quando parla mi enfiamma / Avec ses airs de poupée, quand elle parle, elle m’enflamme ». Puis :

« Partout dans le monde, le yankee vagabond fait la fête et trafique, méprisant les risques.

 Il jette l’ancre à l’aventure. »

Butterfly croira jusqu’à son suicide en la sincérité de Pinkerton. C’est un opéra sur l’aveuglement amoureux d’une soprano au cœur simple qu’attire un ténor aux visées vulgaires. Et c’est à ce titre qu’il est particulièrement intéressant pour illustrer notre propos sur les relations de la distribution vocale d’un opéra ou d’un film et de sa dramaturgie. Quand le couple ténor-soprano est défectueux, c’est-à-dire quand l’un des deux protagonistes n’est pas tourné vers l’autre, une autre voix, l’oreille d’une autre voix devra prêter son attention à celui des deux qui n’est pas écouté et entendu par l’autre. C’est le rôle du confident, baryton ou/et mezzo, l’agoniste des tragédies grecques qui agit pour le ou les « protagonistes », justement. Les voix, leur distribution et leur équilibre sont l’épreuve de l’incarnation de toute dramaturgie.

A l’opéra comme au cinéma, toujours prêter attention à la première apparition d’un personnage, surtout s’il en est un des principaux. Parfois on entend sa voix avant de le voir comme dans un roman où l’on parle souvent d’un personnage avant de le faire entrer en scène. Le « hors-champ » de cette première manifestation a une importance capitale dans notre perception des enjeux dramaturgiques dont il est le centre. Dans Madame Butterfly le hors-champ est, pour ainsi dire, à double détente : la voix est d’abord entendue par Sharpless qui fait le récit de son mystérieux surgissement, nous l’entendons ensuite avant l’apparition de Butterfly dans notre champ visuel. Première détente, donc : en contrepoint des fanfaronnades de ce ténor-léger de Pinkerton, nous avons entendu Sharpless, baryton, le consul américain de Nagasaki qui met en garde le ténor :

 Avant-hier, elle est venue visiter le consulat ! Je ne l’ai pas vue mais je l’ai entendue parler. Le mystère de sa voix a frappé mon âme (Di sua voce il mistero/l’anima mi colpi). Certes, quand il est sincère l’amour parle ainsi. Ce serait grand péché que de lui arracher les ailes et de désespérer peut-être un cœur confiant. …

Le baryton (Sharpless) a entendu la soprano et le ténor n’entendant pas le baryton n’entendra jamais la soprano…

La voix de Butterfly a d’abord frappé l’âme de Sharpless comme un mystère et c’est sa première manifestation dans le champ de notre conscience. L’âme émue du baryton sera à la fois le point d’écoute et le point de vue à partir desquels nous allons percevoir les événements qui s’annoncent. 

Deuxième détente : c’est au tour de Cio-Cio-San de faire son entrée, et justement Puccini la fait entendre avant son apparition sur scène, hors-champ visuel, donc. Le chœur de ses amies l’ayant précédée, il l’a fait d’abord chanter en coulisse, sur une même note répétée, puis s’épanouir dans un air d’un lyrisme à la fois tendre et passionné où transparaît toute son innocence.

Les amies : Quel ciel ! Quelle mer !

Butterfly : Attendez ! ….

(Toujours hors-champ) Je suis la jeune fille la plus heureuse du Japon et même du monde. Mes amies, je suis venue à l’appel de l’amour… Je suis venue au seuil de l’amour où s’unissent le bonheur de qui vit et de qui meurt. 

Au troisième acte, Pinkerton qui avait abandonné Butterfly et l’avait laissée seule élever leur enfant, revient, mais avec son épouse américaine et pour venir chercher l’enfant. Sharpless lui révèle le drame de Butterfly qui a espéré qu’il lui reviendrait comme un époux à son épouse. Pinkerton est enfin touché par le remords, mais trop tard. Sharpless à Pinkerton :

Je vous l’avais dit. Vous vous souvenez ? Quand elle vous a accordé sa main : « Attention ! elle y croit ». Et je fus prophète alors ! Sourde aux conseils, sourde aux doutes, méprisée, dans cette attente obstinée, elle a mis tout son cœur.

Sharpless est le centre d’écoute de l’oeuvre. Ce centre duquel on voit.

L’aveuglement de Butterfly relève bien d’une surdité de soprano  aux conseils d’un baryton, d’une part, qui ne sert pas son intérêt personnel, comme dans d’autres opéras, et aux intentions d’un ténor, d’autre part, que ne lie à elle ni le sentiment ni l’idéal où elle se projette sans examen.

Dramaturgiquement, c’est la manière dont est rompu l’axe ténor-soprano par le baryton qui rend sensible le mouvement interne de l’oeuvre et transforme un banal drame de l’amour qui concernerait deux amants particuliers en une tragédie dont le sens et la portée touchent l’humanité entière… en chacun et chacune d’entre nous.

5- Hauteurs des voix, teneurs des silences

Forts de ces remarques sur la distribution vocale de Madame Butterfly, revenons au cinéma. Parmi les films qui parviennent à révéler une corrélation aussi déterminante que Il Bidone entre la distribution vocale d’un film et sa dramaturgie, citons Les sentiers de la Gloire de Kubrick (1957) et son épilogue aussi inattendu que nécessaire à l’unité de l’œuvre. Ce n’est qu’à ce moment, alors que tout est joué, semble-t-il, (l’histoire, oui, mais pas le film !), que l’on entend la première et seule voix féminine, dans la salle de spectacles où sont réunis des soldats Français qui vont bientôt repartir au front. C’est celle d’une jeune Allemande captive, « le petit oiseau de Berlin » pour lequel on craint le pire, et que le présentateur contraint à chanter une chanson sur la scène où il vient de l’entraîner. D’abord objet de moqueries, la chanson sera petit à petit reprise en chœur par les soldats et servira de thème à la musique du générique de fin, répondant en quelque sorte, à la marseillaise altière et rugueuse du générique initial.

Kirk Douglas, colonel Dax, proche du ténor héroïque Wagnérien

Tout comme les voix ont des hauteurs, les silences, au cinéma, ont des teneurs que l’on peut qualifier en termes de fonctionnalité dramaturgique, sonore et musicale. Au début de la scène que nous venons de relater, le colonel Dax (Kirk Douglas) est resté silencieux à la porte de la salle de spectacles pour écouter ce qui se passe à l’intérieur. A ce moment précis et à cet endroit, son silence nous fait « entendre » le retour sur soi que la situation stimule en lui. Il a la gravité et la durée de cemouvement de sa conscience. Suivons attentivement la progression des plans telle qu’elle est mise en scène :

– D’abord, le colonel colle son oreille à la porte et ce qui nous est donné à percevoir l’est dans un ordre précis qui va être déterminant : la tension auditive du colonel puis l’intérieur de la salle, puis la chanson. L’ordre des séquences signe l’intention du réalisateur dans la mesure où à la succession des plans qui se découvrent à notre vue correspond un étagement des plans sonores qui se présentent à notre audition. Plus précisément, la tension auditive du colonel Dax qui vient de s’immobiliser à la porte de la salle de spectacles, sert de note fondamentale à l’accord (musical et intentionnel) qu’il forme avec la voix de la jeune allemande et le chœur des soldats. Ces trois niveaux de l’accord, nous les entendons d’abord dans le mode de succession de leur apparition sur l’écran mais aussi simultanément en relation et à partir du silence de Dax, notre « point d’écoute ». C’est le silence grave d’un colonel, qui occupe dans l’armée une fonction médiane entre le haut commandement et les soldats et qui est mû par une lucidité bien peu en rapport avec sa fonction. L’idéalisme qu’il incarne est justement vocalisé par la tessiture de ténor de Kirk Douglas. Kubrick ne fait pas l’erreur de confier ce rôle à une voix de baryton ou de basse. C’eut été tout simplement con-fondant. Un baryton aurait privilégié sa carrière au détriment de ses idéaux, il aurait répondu favorablement aux propositions d’avancement du général Broulard, pour échapper aux contradictions de son grade sans les résoudre. Un ténor ne se sent pas défini par son positionnement hiérarchique et répond à des impératifs, éthiques et/ou émotionnels. C’est la voie de sa voix. La musique de référence de Kubrick n’est pas celle de la tradition italienne qui soutiennent les films de Fellini. Le colonel Dax est un Helden-tenor, héritier de Wagner et de Richard Strauss.

 D’une manière plus générale, dans les films de Kubrick comme dans la dernière scène des Sentiers de la gloire, les relations entre les plans sonores sont harmoniques, ce qui veut dire qu’elles sont hiérarchisées verticalement : une basse, point d’écoute perceptif, (ici, le silence du colonel, mais ailleurs aussi une voix ou un thème musical, le roucoulement des colombes dans le dernier duel de Barry Lyndon et leur travail « anempathique »…), et ses harmoniques (le monde sonore et ses étagements de bruits et de sons, ici, la chanson entendue en relation avec le silence de Dax…). La hiérarchie verticale de ses plans détermine cette profondeur du champ sonore qui, dès la première image, distingue si nettement les films de Kubrick de tous les autres (2001, odyssée de l’espace (1968), du début à la fin…).

Les lumières de la ville

Charles Chaplin, Virginia Cherrill

A l’opposé, dans la dernière scène des Lumières de la ville (1930) de Chaplin, les silences qui sont devenus célèbres, sont aigus. Ils traduisent tous les deux, en se succédant, un moment de saisissement de la conscience des protagonistes. D’abord, le vagabond reconnaît la jeune fleuriste aveugle qu’il n’avait pas revue depuis l’opération qui lui a rendu la vue. Peu après, c’est au tour de la jeune fleuriste de reconnaître le vagabond au toucher de son veston où elle veut fixer une rose. Dans ce film sonore et non parlant, les deux silences sont produits par la suspension de la musique de fosse qui accompagne les scènes. Pour le spectateur-auditeur en qui ils se rejoignent, ils ont cette même « teneur » d’instants que qualifie de toute son intensité la conscience vive d’une personne qui en reconnaît soudainement une autre.

C’est sur cette note aigüe de silences instantanés que s’achève les Lumières de la ville alors que les Sentiers de la gloire finissent sur un accord grave dont le silence « réflexif » du colonel Dax est à la fois le fond (sonore et musical) et le fondement (intentionnel). Les silences chez Chaplin sont la conséquence d’un saisissement de la conscience en état de perpétuelle sur-prise. Ils sont séquentiels et d’essence « mélodique ». Les silences chez Kubrick marquent les étapes d’une conscience qui se ressaisit et intensifie sa prise sur le monde. Ils sont essentiellement « harmoniques ».

Il y a aussi des silences qui « sonnent » dans le registre médian de cette gamme entre la profondeur réflexive, la saisie des uns, et l’instantanéité aiguisée, le saisissement des autres. Ce sont les plus fréquents au cinéma, les personnages s’interrompent, ils s’étonnent, ne peuvent rien dire ou préfèrent se taire etc. Ce sont des silences de liaison, de ponctuation et d’articulation qui valent par la justesse de leur inscription dans le cours linéaire des événements, comme une virgule ou un point dans une phrase. Ils sont essentiellement « rythmiques ».

6 – Quelques exercices pratiques

Qui entend qui ? On ne s’entend pas indifféremment selon la position relative que l’on occupe dans la distribution vocale de l’opéra ou du film. Retenons, pour l’instant, qu’en dramaturgie, l’action est sous-tendue par la dualité ténor-soprano, d’une part, et les dualités secondaires baryton/soprano – ténor/mezzo, d’autre part. Ces deux dualités étant en constante interpénétration, il y a avantage à bien les différencier, d’abord. Première disposition : pratiquer l’écoute réduite de la voix.

« Ecoute réduite », le concept de Pierre Schaeffer tel qu’il est relayé par Michel Chion[2] désigne l’écoute qui fait « volontairement et artificiellement abstraction de la cause, du sens (…et de l’effet) pour s’intéresser au son considéré pour lui-même. ». Un jeu très simple peut nous permettre de pratiquer cette écoute. Il consiste à remplacer une voix par une autre. Plaçons la voix de Fabrice Lucchini (ténor) sur la célèbre réplique de Gabin (baryton-basse) « T’as d’beaux yeux, tu sais ». Abstraite de sa cause, le locuteur, la voix modelée par les mots nouveaux que nous lui imposons appellera une réponse vocale différente de celle de Michèle Morgan (mezzo), parfaitement ajustée à celle de Gabin mais qui devrait trouver un tout autre chemin et même s’incarner dans une tout autre actrice pour répondre à Lucchini. Chaque film a son diapason/

Arletty
Arielle Dombasle

Plaçons à présent la voix d’Arielle Dombasle sur « Atmosphère, atmosphère… » et la voix d’Arletty – Hôtel du nord – dans une conversation de Pauline à la plage. Si nous faisons bien abstraction des causes, du sens et des effets, c’est-à-dire des locutrices et des signatures sociales et culturelles opposées de leur manière de parler, – si on met en œuvre, autrement dit, une écoute réduite -, on s’aperçoit que les voix elles-mêmes, sont intransposables d’un film à l’autre, tant elles induisent, par leur seule qualité un ajustement général, à la fois vocal, comportemental et dramaturgique de tout un film.

Une rencontre de voix n’est donc « réussie » que si elle est au centre de deux ajustements, celui de ces voix entre elles et celui de leur accord singulier avec leur fonction dans la dramaturgie. Ce qui est vrai pour une seule situation est vrai pour l’ensemble d’un film et la perception de son sens par les spectateurs-auditeurs.

Au cinéma, la voix a même relief  que dans la vie, alors que le visuel est spectral. C’est pourquoi le point d’écoute que nous occupons spatialement dans le film peut se différencier du point de vue que nous proposent les images[3]. Les plans visuels et sonores qui se superposent la plupart du temps n’ont pas le même niveau, la même intensité d’implication dans nos histoires de sujets spectateurs-auditeurs. Au cinéma, la voix a plus de présence que dans le réel alors que le visuel est projeté sur l’écran plat de nos illusions. C’est pourquoi le coeur d’écoute qui nous anime,  à notre insu, y est plus déterminant que les idées et les images dont nous sommes les réceptacles. Il est situé dès notre gestation au carrefour de notre vie physique, psychique et mentale. L’oreille tonale est son organe le plus subtil. L’écoute centrée est sa fonction la plus intégrante.

L’art du réalisateur consiste donc, selon moi, à créer un « pseudo-monde » compatible avec ce projet centralisateur qui est spontanément le nôtre lorsque nous sommes spectateurs/auditeurs d’un film. Meilleur est l’ajustement des voix entre elles, plus grandes sont les variations possibles entre elles, plus fortes sont les dissonances accessibles, les écarts, les nuances et les frottements, et plus mémorables les accords parfaits qui se forment ici ou là. Les distributions vocales les plus équilibrées sont aussi les plus expressives, aux antipodes du ton neutre et feutré de beaucoup de productions actuelles. C’est aussi vrai au cinéma qu’à l’opéra.

 7 – Rigoletto et Augusto

 Quand le personnage principal d’un opéra est baryton, baryton- basse ou encore mezzo, il finit toujours par être pris au piège de sa duplicité, et sa mort est un engloutissement, les exemples sont peu nombreux mais éloquents : Don Giovanni (Mozart), Boris Godounov (Moussorgski) et Carmen (Bizet).  Rigoletto (Verdi) est lui aussi baryton, Augusto, nom du clown blanc, rappelons-le est son descendant direct, il est bidonneur comme le héros nain et bossu de Verdi est bouffon. Ils sont tous les deux « structurellement » barytons et pères d’une jolie et innocente soprano dont la mère est absente.

8 – Une chanson à toutes fins utile

Augusto dans la dernière scène du film

Augusto, clown triste, bidonneur et père, baryton-basse, meurt au fond du ravin où l’ont abandonné ses complices et où il vient d’agoniser de longues heures, emportant avec lui une dernière image, musicale, une petite chanson que chante une des deux femmes aux fagots de bois qu’il voit et entend passer sur le chemin qui surplombe le ravin. Le thème de la chanson accompagne le film depuis son générique en alternance avec un petit thème sautillant et léger. C’est sa première reprise « diégétique » alors que son pendant a été siffloté au tout début du film par Roberto. En guise de point final, Nino Rota qui l’a d’abord confié aux seules cordes, le livre progressivement à tout l’orchestre et l’entraîne vivement vers sa note tonique[4], que l’on entend là pour la première fois. Immense contribution du musicien à la portée de l’oeuvre, à son cheminement central en chacun de ses spectateurs-auditeurs. Il devait être l’unique compositeur de la musique des films de Fellini jusqu’à sa mort en 1979. Il fut aussi compositeur d’opéras.

 
Othello d’Orson Welles, un drame de la possession

De l’Othello d’Orson Welles, on peut retenir deux actes de possession diamétralement opposés : le premier est le fruit du don mutuel que se font Othello et Desdémone, le second est un acte de vampirisation non moins excellemment mis en scène et mis en voix . Il met en présence Othello et Iago.

Othello et Iago

L’Othello d’Orson Welles, à l’instar de l’Otello de Verdi, n’est donc pas un drame de la jalousie, simplement. L’accord particulier qui unit les voix des trois personnages principaux et auquel nous répondons avant toute analyse s’établit comme suit :

  • On retient d’abord la profondeur et la souplesse de la voix d’Orson Welles, c’est la voix centrale du film, son diapason, et elle va déterminer le positionnement de toutes les autres. On peut remarquer qu’à l’inverse, toute seule, sans les ajustements des autres voix à ses inflexions, elle serait impuissante à nous rendre sensible la tragédie du personnage. Les rapports de dépendance sont réciproques, il s’agit d’une interdépendance de toutes les voix entre elles.
  • La voix de Desdémone nous frappe d’abord par sa douceur. Résonnant à l’octave de celle d’Othello, elle signale une femme « accordée » à son mari : sans cet accord de leur voix au tout début, devant l’assemblée de doges de Venise, on entend la voix d’Othello tout en voyant Desdémone , la dissonance de leur destin ne nous atteindrait pas avec la même intensité.
  • La voix de Iago est mobile, elle se transforme pour séduire, tromper convaincre et menacer. Elle ne s’harmonise qu’une seule fois avec celle d’Othello au moment où Welles met les deux hommes face à face, c’est le visage d’Iago que l’on voit Othello est déjà son captif, il lui dit dans un effet miroir saisissant « Observe her well with Cassio » non pas avec sa voix à lui, mais avec la voix d’Othello. C’est un acte de possession qui nous rend sensible non seulement l’ambiguïté de la situation, – le traître est auprès de celui qu’il trahit et dont il a la confiance – mais son scandale, – comment Othello peut-il se laisser entraîner à croire Iago ?

« Ecouter » Othello, « écouter » ce qu’il nous donne à entendre, permet de dépasser le sens premier de l’œuvre : est-il un drame de la jalousie, adapté de la pièce de Shakespeare, ou autre chose que la relation des voix entre elles, l’accord singulier qu’elles forment ensemble, nous conduiraient secrètement à soupçonner ? En dramaturge averti, Welles ne fait pas l’erreur de confier le rôle de Iago à une voix opposée à la sienne (Othello) ou discordante, la voix du traître d’un drame de la jalousie avec laquelle Othello ne pourrait aligner sa conduite. Ici l’accord ou le désaccord des voix, leur relation, nous font soupçonner un autre ressort à la dramaturgie que celui qui se donne à un premier examen et selon lequel il s’agirait tout simplement d’un drame de la jalousie. Le sujet du film d’Orson Welles est la possession. Message dont le médium est la voix aussi essentiel que non-conscient pour le spectateur.

Othello nous atteint dans la partie grave de notre voix mais aussi de notre volonté, nous, les spectateurs/auditeurs qui nous alignons spontanément, c’est-à-dire de manière réflexe, sur les voix qui nous parviennent ; Desdémone touche ce qu’il y a de plus aigu dans notre conduite désirante ; et Iago nous entraîne dans les failles de la danse érotique du couple… Entendre un film, comme un opéra ou une pièce de théâtre – tout message audio-visuel – et dans les deux acceptions du mot « entendre », consiste à déchiffrer le travail du médium vocal en nous.

Les principaux initiateurs de l’écoute filmique en France sont deux musiciens, Pierre Schaeffer[5] et Michel Chion. Nous leur devons la mise au point progressive de toute l’infrastructure syntaxique et sémantique d’une analyse efficace de l’art sonore au cinéma. Leur point d’appui explicite fut la phénoménologie de Husserl[6]. Leur point d’appui implicite, leur « expérience vécue » de la musique tonale occidentale, expérience d’œuvres musicales où chaque événement est relié à la totalité des autres et où tout réagit sur tout. Ils ont dû à la conjugaison de ces deux points d’appui d’avoir pu interroger dans le cinéma la composition du médium avant le contenu des messages, l’équilibre du sensorium perceptif avant toute saisie de sens.

Epilogue

Tout commence par un prélude orchestral, une Ouverture qui nous dit tout de l’œuvre et de ce qui va s’accomplir. Le rideau se lève ensuite sur un air de Leporello qui se plaint de Don Giovanni, son maître, qu’il attend dans le froid de la nuit. Surgissement de celui-ci que poursuit une femme, Donna Anna, qui l’accuse d’avoir tenté d’abuser d’elle. Le père de Donna Anna, le Commandeur, dans le palais duquel se déroule la scène, s’interpose, provoque  le fuyard en duel, perd le combat et meurt. Don Giovanni, le séducteur impénitent, est devenu un assassin que poursuivront de leur soif de vengeance, Donna Anna et son fiancé Don Ottavio, Donna Elvira, une amoureuse éconduite, Zerlina, une jeune paysanne qu’il a tenté de séduire le jour de son mariage, et Masetto, son futur mari. Seule pourtant, la statue du Commandeur qui surgira à la fin du second et dernier acte, parviendra à précipiter Don Giovanni dans les flammes de l’enfer. Un dernier cri d’effroi  nous fera entendre la chute finale de celui qui jusqu’au bout aura refusé de se repentir.  

La distribution vocale de l’oeuvre répond parfaitement à ses enjeux psycho-dramaturgiques et musicaux: Don Giovanni, le séducteur, prince en duplicité, est baryton ; Leporello (basse bouffe)  son souffre douleur, son confident, son double, sera aussi son imitateur et, revétu du manteau de son maître dans l’obscurité, prendra si bien sa voix que Donna Elvira, soprano bien sûr,  prendra sa déclaration d’amour feinte pour l’aveu sincère de Don Giovanni qu’elle attend depuis si longtemps; Donna Anna et Zerlina, les deux autres amoureuses, sont sopranos ; Don Ottavio est un ténor que sa sincérité relègue au second plan de l’intrigue; le Commandeur justicier, père de Donna Anna, est basse « profonde » comme Zarastro dans La flûte enchantée. Les archétypes de la distribution vocale sont institués.

 Don Giovanni de Mozart, depuis sa création à Prague en 1787, est l’Opéra des opéras, l’Oeuvre opératesque par excellence, pour nombre de compositeurs et de dramaturges, d’Hofmann à Wagner et Verdi jusqu’à Bizet, Strauss, Schreker et bien d’autres encore jusqu’à aujourd’hui.  On lui a souvent reproché pourtant sa toute dernière scène où les protagonistes de l’opéra chantent ensemble la joie de retrouver un monde que la disparition du séducteur rend à son ordre initial. On est allé jusqu’à  représenter l’œuvre sans cette dernière scène, pensant que l’engloutissement du héros et son dernier cri étaient une bien meilleure fin que le sextuor final composé pourtant et placé là par Mozart. C’est le dix-neuvième siècle qui se l’est permis avec tous les implicites esthétiques et idéologiques que cela suppose : on osait retoucher les œuvres anciennes dans l’exacte mesure où elles n’étaient pas encore muséifiées, elles appartenaient à une culture en plein essor et en pleine évolution et il était normal de chercher à en modifier le cours par des ajouts qui ne signifiaient en rien un manque de respect mais bien plutôt une certaine proximité et une naïve familiarité. Ce n’est qu’à partir de la fin de la deuxième guerre mondiale qu’on a changé d’optique… des recherches musicologiques ont permis de restituer dans leurs formes originales des œuvres que l’usage et les habitudes avaient parfois défigurées. La musique baroque a été la première bénéficiaire de ce mouvement, Mozart aussi dont on avait pris l’habitude de jouer les œuvres avec les lourds  effectifs orchestraux des opéras de Wagner ! Mais peu à peu les metteurs en scène ont pris le pas sur les dramaturges, les musicologues et même les chefs d’orchestre. Tant et si bien que des erreurs du même type se répètent souvent. Elles sont soutenues par des idéologies différentes mais elles réitèrent les mêmes erreurs pour des raisons qui ont la même origine.

 A ma connaissance, on ne joue plus Don Giovanni sans le sextuor final. D’une manière générale, on  supprime moins aujourd’hui qu’on a osé le faire mais on a tendance à surajouter. Je l’ai constaté maintes fois surtout depuis que la vidéo est presque systématiquement convoquée par les metteurs en scène.  J’ai vu récemment De la maison des morts[7], opéra de Janacek (1930) d’après le livre de Dostoievski. Dès la levée de rideau, sur un très grand écran, la tête et le discours d’un philosophe sont projetés et rendent inaudible et secondaire l’ouverture orchestrale de l’opéra dont la fonction, pourtant, est capitale pour la saisie de l’œuvre, si bien que la musique accompagne le discours comme le fait une musique d’ambiance dans un supermarché où elle est chargée de stimuler nos désirs d’achat. Le metteur en scène a donc ajouté tout ce dispositif à l’opéra. Il n’a pu se sentir autorisé à cet encombrement de l’espace visuel et sonore que parce qu’il a confondu le sens et la portée de l’oeuvre avec l’expression d’une idéologie. Il s’est adressé au positionnement intellectuel du spectateur qui regarde, constate et juge avec ou malgré les sentences du philosophe. Il a négligé le centre d’écoute qu’occupe l’auditeur dans le monde, au cinéma, au théâtre ou à l’opéra. Et, ce faisant, il a oublié l’essentiel : le coeur d’écoute de l’auditeur qui le place spontanément, si le compositeur, le metteur en scène et les interprètes le lui permettent, au centre de ces intentions musicales, de ces équilibres vocaux et de ces tensions dramatiques qui l’entraînent, au-delà de tout ce qu’il a bien pu penser de tout ce qu’il a vu, vers ce qui a été mis à l’épreuve de sa vie la plus immédiate, ce qu’il a entendu. Or une oeuvre ne peut être consacrée comme telle que si d’une part, elle satisfait le point de vue du spectateur, par sa cohérence et si d’autre part, elle répond à ce  coeur-centre d’écoute qu’est l’auditeur, par la totalité qu’elle forme. Une dramaturgie doit être complète, une œuvre, totalisante. La mort de Don Giovanni mène l’histoire jusqu’à son terme, elle clôt l’histoire. Le dernier sextuor reboucle l’oeuvre sur elle-même et ce faisant, consacre l’ensemble comme oeuvre.  Il est donc indispensable, non pas à l’histoire racontée mais à l’accomplissement de l’oeuvre musicale, de son début, l’Ouverture et non le premier air de Leporello, jusqu’à la fin où ce dernier se joindra aux cinq conjurés pour former ce fameux sextuor.

A l’opéra a dit Mozart, « la poésie doit être la fille obéissante de la musique » … l’ordonnancement des actes, des situations et des paroles doit obéir au sens musical dont le compositeur et les spectateurs-auditeurs sont ensemble et simultanément les opérateurs et  le centre.

  C’est aussi vrai au cinéma où une œuvre ne se résume pas à l’histoire qu’elle raconte et aux situations qu’elle conduit jusqu’au dénouement final.  Au cinéma comme au théâtre ou à l’opéra on ne peut « faire oeuvre » en n’éveillant que le point de vue du spectateur-auditeur, son jugement moral ou esthétique. Il faut surtout éveiller sa conscience du point d’écoute qu’il occupe, sa conscience dramaturgique, pour lui permettre d’en faire le centre et le moteur de sa perception et de sa com-préhension non seulement des événements qui lui sont racontés mais de l’oeuvre qu’il saisit dans son ensemble. Au cinéma d’ailleurs, comme à l’opéra, de nombreuses œuvres s’achèvent par des épilogues -le sextuor de Don Giovanni, le finale de Carmen, la dernière cadence orchestrale de Madame Butterfly, la chanson de la paysanne après la mort d’Augusto (Il Bidone), la chanson de la jeune allemande qu’écoute le colonel Dax dans la dernière scène des Sentiers de la gloire etc.- qui sont l’expression et la conséquence de l’éveil de l’écoute centrée des spectateurs-auditeurs, par des compositeurs et des réalisateurs dont elle est le moteur intime. Que l’on pense aux opéras et aux films des plus grands d’entre eux. Ces instants de représentation de la vie réelle qui ont atteint notre coeur d’écoute en parvenant à former un tout, à faire Oeuvre.


[1]   East of Eden (1955) est aussi un opéra parlé, monde sonore, musique (L.Rosenman) et voix.

[2]   See The Voice in Cinema, by Michel Chion. Edited and Translated by Claudia Gorbman, 208 pages (March 1999)  Columbia University  Press.   How can a voice whose source is never seen — such as Norman Bates’s mother in Psycho or Hal in 2001: A Space Odyssey — have such a powerful hold over an audience?   How have such directors as Fritz Lang and Alfred Hitchcock used « the being heard but not seen » to build suspense in films since the advent of « talkies » in 1927? 

[3]   Dés son premier film, La pointe courte (1955), Agnès Varda en tire toutes les conséquences dans un plan fixe qu’elle tourne sans perspective sonore : un couple que l’on voit de dos s’éloigne en se parlant, les voix demeurant au premier plan sonore comme  des voix off   et pourtant bien on.

[4]   Note « tonique » : dans le cadre de la musique tonale occidentale qui est commune aux opéras dont nous parlons et à la musique de films d’une manière générale, cela veut dire qu’il s’agit de la note principale d’une œuvre que l’on entend notamment à la fois au début et à la fin de celle-ci. Elle est très justement appelée « Centre d’attraction fontionnelle », car elle attire effectivement toutes les autres notes à elle, selon les règles d’une syntaxe et selon les exigences de notre entendement. C’est Do dans une sonate en Do, Ré dans une symphonie en Ré etc. Elle est au centre de la musique comme notre « coeur d’écoute » est au centre de notre perception de celle-ci. Nous allons le voir.

[5]   Pierre Schaeffer (1910-1995) est le créateur de la « Musique concrète » à l’origine de la musique électro-acoustique.

[6]   Edmund Husserl (1859-1938), philosophe et logicien allemand. Voir L’idée de la phénoménologie, PUF ; les Méditations Cartésiennes, Vrin ed.

[7]   A l’opéra de Lyon, janvier 2019

L’oreille et la voix

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