Ce n’est pas sans arrière-pensée et même sans crainte que je me rends d’ordinaire à des concerts de musique contemporaine. Crainte de devoir entendre une nième fois un mélange de styles et de genres qui, faute d’assumer leurs emprunts et leurs filiations, n’augurent rien de fécond pour l’avenir, n’ouvrent aucune porte vers le présent. Bon, on l’aura compris, j’étais un peu perplexe en me rendant au concert d’Ars nova proposé par son nouveau chef, Jean-Michaël Lavoie, au nouveau centre culturel canadien de Paris, en collaboration avec la Faculté de musique de l’Université de Montréal. C’était le 12 octobre 2018 quelques jours seulement après un concert inaugural donné à Poitiers. Perplexe donc, mais comme on le comprendra peut-être, prêt à m’étonner aussi… Un itinéraire nous était proposé entre plusieurs espaces et plusieurs oeuvres. Au rez-de chaussée, une première œuvre de Jean-François Laporte, Suspended time (2004) « pour bande enregistrée et feedback analogique live », feedback activé donc sur le vif par le compositeur sur une étrange console électro acoustique agrémentée de quelques ressorts (BOING BOING) qui ponctuent et accompagnent un enregistrement de trains et de bruits divers dans une gare de Montréal. Je me souviens avoir découvert des albums de Spirou, dans mon enfance, avec la même curiosité… Alors : encore une œuvre (électro)-acoustique aussi anecdotique que tant d’autres ? Un texte liminaire du compositeur m’a prévenu qu’un tout autre positionnement de l’auditeur est suggéré par la banalité même des sons qui lui parviennent : « Il s’agit d’une expérience ; d’expériences ordinaires et extraordinaires simultanément… Abolir notre contrôle sur le monde afin d’entrer pleinement en communion avec lui… ».
Je suis donc cet auditeur-témoin pour qui l’essentiel de l’expérience proposée n’est pas tant dans ce qui se donne à entendre et s’offre à son jugement que dans la position de surplomb qui lui est suggérée par une procession de bruits et de sons, procession « ordinaire », dont le cours est indifférent à tout effort d’objectivation et à toute implication subjective. Objectivement en effet, toute tentative d’explorer ou de mesurer le contenu de ce qui me parvient, fréquences, décibels, timbres, rythmes etc. est d’emblée mise hors jeu. Subjectivement aussi, l’auditeur-opérateur que je suis, sait qu’il ne sera jamais passager de ces trains qui partent ou de ces quais qui se vident et se remplissent ; il ne fera jamais sien l’espoir et la nostalgie qui se sont peut-être donnés rendez-vous
là ; il sait surtout, par un accord tacite qui le lie au compositeur en action, juste devant lui, que tel n’est pas le parcours promis par ce qu’il entend. Le texte liminaire de Jean-François Laporte l’a justement pré-disposé : Suspended Time, cela veut dire que c’est en lui et par lui que le temps sera suspendu et jamais par l’ensemble des bruits, des sons, des tintinnabules ou des sentiments qui lui parviennent. Si j’ai bien compris à la fois le texte du compositeur et le mouvement interne de ma conscience, l’auditeur-témoin impersonnel et pourtant bien sujet de chair et de mémoire que je suis, ne deviendra donc l’opérateur de cette suspension que s’il parvient à traverser les voies du chemin de fer où bruissent les trains– le chemin d’enfer d’Orphée – vers un autre côté qui est une autre dimension, une profondeur d’où l’ici ET le là, le passé ET le futur, n’apparaissent plus divisés et opposés mais resplendissent dans leur synchronicité. Ce ne sera qu’alors et à cette condition, que le tout des sons, de leurs relations et de leurs trajectoires pourra devenir pour le témoin engagé ET immobile que je suis devenu, (expérience extraordinaire), CELA QUI EST.
Cette expérience, on ne la vit jamais isolément, même si on la vit seul. Elle n’est absolument objectivante que parce qu’elle est essentiellement intersubjective : si elle peut s’actualiser en moi, c’est qu’elle peut aussi s’épanouir virtuellement en tous mes voisins, ces alter ego auditeurs-témoins du même concert, cheminots en suspens, opérateurs sans qui rien d’extraordinaire ne peut survenir, chefs d’un lieu qui n’est ni dans les trains ni dans une gare, ni à Montréal, ni nulle part ailleurs mais actuellement en moi et peut-être en d’autres, et potentiellement en tous, dirait peut-être ici l’hypothétique et inachevable théologie du Verbe-Son se faisant chair en chacun. Etrange genèse en effet, curieux voyage communiel en ce monde toujours nouveau d’interconnexions instantanées, que ce retour seul sans plus d’aller, retour qui est un ultime RETOURNEMENT : CELA EST – JE SUIS.
Confirmation de cette première orientation dans les deux autres œuvres de Jean-François Laporte entendues. Confidence d’abord pour violon seul amplifié dont l’écriture « symbolique » invite son interprète (Catherine Jacquet) à en devenir la co-créatrice imaginative. L’oeuvre explore sous sa conduite des couches de conscience toujours plus profondes en deçà du seuil mental vers d’autres strates de vigilance. Glissements, frottements pianissimo aux limites du silence font penser par leurs effets sur l’auditeur tenu aux aguets par la violoniste, au Réveil profond de Scelsi. L’oeuvre était jouée dans la salle d’exposition au sous-sol largement ouverte sur le rez-de-chaussée formant galerie et où la plupart des auditeurs s’étaient placés, si bien qu’on avait l’impression de contempler l’écoulement sonore d’un ruisseau depuis un pont… suspendu.
Rituel, alors là ludique et drôle , «L’inouï…provenant de la singularité de l’expérience acoustique vécue à la fois par l’interprète et le spectateur » nous a prévenu le texte du compositeur qui, debout sur des fauteuils en plein centre de l’auditorium fait tourner une canette vide autour de sa tête à l’aide d’une corde de rodéo, avec force mouvements circulaires des bras, et à seulement quelques dizaines de centimètres au-dessus de nos têtes. Sifflements, vrombissements, ululements, di-tri-quadri- phoniques nous transforment en pilotes immobiles d’une drôle de symphonie volante. On pense encore une fois à Scelsi et ce « son sphérique » dont il disait qu’on pouvait nager dedans. L’essentiel dans les deux cas étant l’expérience immédiate telle qu’elle s’inscrit dans nos corps et ces zones de mémoire profonde qui nous habitent depuis notre gestation. Vive les canettes sifflant au dessus de nos têtes, vive cette organologie-là !
… Niente … pour quatuor à cordes amplifié et dispositif audio-visuel est une commande d’Ars Nova à Pierre Michaud. L’oeuvre a été créée à Poitiers en octobre 2018. Elle est donnée ce soir juste avant Rituel dans le même auditorium. Les quatre instrumentistes se placent d’abord aux quatre extrémités de la pièce, des images et des vidéos étant projétées sur un écran situé au fond de la scène. Des vagues d’accords se succèdent à intervalles réguliers, entre elles, des silences qui, d’une séquence à l’autre, se libèrent petit à petit de leurs tensions irrésolues. Certaines notes stridentes qui semblent vouloir échapper à leur emprise, consentent finalement à se laisser absorber par leur mouvement (j’ai pensé au troisième mouvement du quatrième quatuor de Bartok, à Ligeti, à Scelsi aussi). Les instrumentistes vont ensuite s’asseoir sur scène, une lumière qu’ils fixent les
yeux grand ouverts projetant leurs ombres sur l’écran derrière eux, où des images et des vidéos continuent de se succéder. Les étendues plates et désertiques, les terrains vagues et les carcasses d’immeubles qui mobilisent mon regard me rendent peut-être plus sensibles les vagues sonores qui semblent s’éloigner, sombrer dans un passé lointain et inaccessible, renoncer à m’entraîner pour mieux m’envahir. … Niente … avec si peu que rien, parvient à former un tout et à faire œuvre. « Du silence au silence entre les deux … mélancolique constat que tout est impermanence » avait écrit le compositeur dans le programme. Cependant, l’entre-deux fut sans mélancolie pour moi, veille et sommeil profond s’y croisant, s’y superposant, fusionnant et finalement, se fondant l’un par l’autre. Se plaçant ainsi, tendanciellement, sous le regard aigu d’une conscience permanente, éclairée éclairante.
Je touche peut-être ici à la limite de tout commentaire et de toute critique : qu’on le veuille ou non, on tire vers soi, vers sa problématique personnelle, par un mouvement de projection réflexe plus que de conduite réfléchie, l’expérience proposée par l’artiste. J’ai manifestement détourné l’oeuvre de son intention initiale, « le mélancolique constat que tout est impermanence », qui en a sans doute été le moteur, vers son inverse, une sorte d’éclosion du soleil tonal de notre ère classique, toujours située au centre de mon expérience vécue lorsqu’il s’agit de musique, vers l’épanouissement d’une conscience souveraine sur laquelle le temps et ses altérations n’ont pas prise. Conscience de l’instant présent, dit-on plus volontiers aujourd’hui. Le jeu de miroirs s’est ainsi transformé – ou peut-être pleinement accompli – en un mouvement d’inversion auquel toute œuvre d’art expose son créateur et son public. Le propre de toute œuvre étant justement de rendre possibles de multiples voies d’accès à son sens et à son mystère. C’est aussi son enseignement.
Les deux compositeurs canadiens programmés, Jean-François Laporte et Pierre Michaud, bien connus de publics plus attentifs et persévérants que moi, m’étaient totalement inconnus. Leur musique m’a convaincu qu’enfin, pour la musique et certains compositeurs dits de « musique contemporaine », ce n’est plus le temps de postures idéologiques, de spéculations esthétiques ou de quelques stratégies transhumaines à venir mais au contraire d’expériences vécues au plus près de la conscience que nous avons de nous-mêmes, des autres, d’un monde en constante évolution, d’une Âme universelle vers laquelle s’engager toujours plus justement, en lui parlant sa langue.
J’ai quelque lieu de penser qu’une porte s’entrouve dans les consciences et qu’un ars nova pourrait en émerger. Je cite pour finir un extrait de la petite biographie d’Ars Nova inscrite dans le programme de la soirée « Jean-Michaël Lavoie est aujourd’hui considéré comme un des plus ardents défenseurs du pluralisme esthétique dans la création musicale contemporaine… En 2018, Ars Nova crée un espace de respiration, une virgule dans le temps, pour donner un nouvel élan à la création musicale ». Après ce concert, on le croit sur parole.